« Mutualiser les espaces serait un levier en plus pour relever les défis immobiliers en Suisse»
Entretien avec Emanuel von Graffenried, directeur & associé chez Bernard Nicod Conseils SA.
Entretien avec Emanuel von Graffenried, directeur & associé chez Bernard Nicod Conseils SA.
« En transformant les immeubles lors de leur assainissement de manière à réduire les espaces privatifs et augmenter les surfaces mutualisées, il serait possible d'offrir à chaque habitant plus de mètres carrés tout en diminuant la surface globale par habitant », écrivait, dans une précédente opinion, Philippe Thalmann.
Selon le professeur d'économie de l'environnement à l'EPFL, ce modèle peut être économiquement viable. « Si le même bâtiment accueille 40 personnes au lieu de 30, il devient possible d’augmenter les revenus locatifs tout en réduisant le loyer par personne. Le propriétaire rentabilise ainsi l'assainissement et la transformation du bâtiment. Tout le monde est gagnant ! »
Suite aux nombreuses réactions suscitées par cette idée d'une plus grande mutualisation des espaces, nous avons voulu connaître l'opinion des acteurs et experts du secteur immobilier. Nous entamons donc une nouvelle série d'interviews, en ouvrant le bal avec Emanuel von Graffenried, directeur & associé chez Bernard Nicod Conseils SA.
La mutualisation accrue des espaces pourrait-elle être une piste sérieuse pour l’avenir du secteur immobilier en Suisse ?
L’analyse proposée par Philippe Thalmann met en lumière la pertinence croissante de cette approche dans le contexte immobilier suisse. À l’heure où les surfaces constructibles se raréfient et où la densification s’impose souvent comme la seule option viable en milieu urbain, le partage des espaces apparaît comme un levier stratégique pour optimiser l’utilisation des ressources existantes. Mutualiser les espaces – c’est-à-dire les rendre accessibles à différents types d’usagers, à différents moments ou pour différents usages – permet non seulement de valoriser les mètres carrés disponibles, mais aussi de répondre à de nouvelles attentes sociétales.
Parmi les formes que peut prendre cette mutualisation, on peut citer le partage d’espaces de coworking, l’utilisation commune de cuisines ou de locaux techniques, ou encore la mise en commun de surfaces à usage mixte dans les immeubles. Ce type d’organisation contribue à optimiser l’utilisation des ressources, à réduire l’empreinte écologique et à répondre à la demande croissante en logements ou en espaces professionnels – sans recourir systématiquement à de nouvelles constructions.
Toutefois, cette démarche exige une planification rigoureuse, une logistique adaptée, ainsi qu’une adaptation des réglementations. Des résistances peuvent apparaître face à des projets jugés trop denses ou affectant les usages traditionnels des lieux, comme dans le cas de la densification urbaine. Les cadres juridiques relatifs au droit de propriété, au bail ou à l’urbanisme doivent ainsi évoluer pour soutenir la mise en œuvre de ce modèle. La mutualisation des espaces, sans constituer une solution unique, représente néanmoins un levier complémentaire pour relever les défis immobiliers en Suisse.
Combinée à une approche de mutualisation des espaces, la rénovation permettrait non seulement de corriger certaines déficiences structurelles, mais aussi de soutenir les objectifs climatiques et de réduire les coûts d’usage pour les habitants – de manière plus équitable.
Cette mutualisation des espaces permettrait-elle de consacrer davantage de ressources à la rénovation plutôt qu’à la construction de nouveaux logements – et ainsi combler le retard pris par la Suisse dans la transformation de son parc immobilier ?
Oui. En concentrant les efforts sur la rénovation du bâti existant, il serait possible de mobiliser davantage de ressources humaines pour moderniser le parc immobilier. Cela contribuerait à rattraper le retard accumulé dans la transformation énergétique des bâtiments, tout en réduisant le recours à la construction de logements neufs, une solution souvent plus coûteuse et moins durable. Les bénéfices incluent une meilleure optimisation des ressources, une diminution des coûts à long terme, ainsi qu’une adaptation plus fine aux besoins en logement.
Cependant, plusieurs obstacles doivent être surmontés : la simplification des démarches administratives, la gestion des oppositions locales, ainsi que le coût élevé des rénovations. Combinée à une approche de mutualisation des espaces, la rénovation permettrait non seulement de corriger certaines déficiences structurelles, mais aussi de soutenir les objectifs climatiques et de réduire les coûts d’usage pour les habitants – de manière plus équitable.
En conclusion, la mutualisation, envisagée comme un outil de gestion spatiale, peut accompagner une transition vers la rénovation comme axe stratégique majeur. Cela suppose toutefois des efforts coordonnés pour développer des politiques incitatives, simplifier les procédures et favoriser un financement durable de ces projets.
Depuis des années, on entend cette nécessité de réduire la taille des logements, mais le secteur semble rester sourd à cette demande...
Par le passé, les logements étaient effectivement plus spacieux, notamment parce que les familles comptaient davantage de membres. Aujourd’hui, bien que l’appel à une réduction des surfaces habitables soit régulièrement formulé, le secteur immobilier tarde à s’adapter. Ce décalage s’explique par plusieurs facteurs : des résistances culturelles, des contraintes économiques, mais aussi des préférences encore bien ancrées chez les consommateurs pour des espaces généreux.
La perception d’une relative inaction du secteur face à cette problématique repose sur des facteurs structurels et économiques tangibles. Les efforts de construction restent concentrés sur des segments traditionnels — immeubles multifamiliaux ou logements haut de gamme — en raison de ressources limitées et de pressions environnementales croissantes. Cette tendance concerne à la fois le marché locatif et les appartements en propriété par étages (PPE).
La construction de logements intégrant des unités de plus petite taille demeure freinée par plusieurs obstacles : pénurie de terrains constructibles, résistances locales liées aux effets « NIMBY » (Not In My Backyard), ou encore réglementations rigides qui compliquent l’introduction de nouvelles typologies d’habitat. Et ce, malgré une demande croissante émanant de jeunes ménages, de seniors ou de travailleurs mobiles.
Des initiatives existent, mais elles restent à ce jour peu visibles et concentrées dans certaines régions. Pour répondre de manière plus cohérente et efficace à la demande en logements compacts, un engagement structuré et une coopération étroite entre autorités publiques, investisseurs et communes s’avèrent indispensables.
Pour diminuer l’empreinte carbone du secteur immobilier, il est crucial de concentrer les efforts sur la rénovation énergétique, le recours accru aux énergies renouvelables, ainsi que sur l’intégration des risques climatiques dans la gestion du bâti.
Quelles pistes concrètes existent pour réduire l’impact climatique du secteur immobilier suisse ?
Aujourd’hui, plus de 60 % des bâtiments résidentiels principaux en Suisse ne sont pas encore chauffés de manière durable. Le remplacement des installations fonctionnant aux énergies fossiles par des alternatives plus respectueuses de l’environnement — telles que les pompes à chaleur ou le chauffage à distance —, combiné à une amélioration de l’isolation thermique, permettrait de réduire significativement la consommation énergétique et les émissions de CO₂.
Pour diminuer l’empreinte carbone du secteur immobilier, il est crucial de concentrer les efforts sur la rénovation énergétique, le recours accru aux énergies renouvelables, ainsi que sur l’intégration des risques climatiques dans la gestion du bâti. Ces stratégies passent par une isolation renforcée, l’installation de systèmes de chauffage et de refroidissement performants, et le développement de solutions basées sur les énergies renouvelables, comme les panneaux solaires.
Avec des efforts coordonnés sur ces différents fronts, le secteur immobilier suisse peut contribuer de manière significative à l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050. Il peut également renforcer la valeur des biens, améliorer durablement leur performance environnementale tout en réduisant les coûts d'énergie pour les locataires et les propriétaires.
Le secteur immobilier fait actuellement face à une suroffre de bureaux. Ces espaces, une fois réaménagés, ne pourraient-ils pas répondre au besoin croissant de logements intégrant davantage d’espaces mutualisés ?
La transformation de bureaux vacants en logements dotés d’espaces partagés représente une opportunité pour optimiser l’usage du foncier existant, tout en réduisant les coûts et en limitant la consommation de nouvelles ressources. Une telle approche, à la fois durable et économique, nécessiterait toutefois une coordination étroite entre les développeurs immobiliers, les autorités locales et les architectes, ainsi que des incitations financières et une flexibilité réglementaire.
Bien que prometteuse, cette démarche dépendra de la volonté politique et de la capacité des acteurs du secteur immobilier en Suisse à collaborer de manière effective.