Pourra-t-on vraiment « stocker » autant de dioxyde de carbone qu’espéré ?

Publiée dans « Nature », une étude montre qu’une fois pris en compte les risques techniques, sociaux et environnementaux, les réserves mondiales disponibles pour le stockage géologique du carbone apparaissent bien plus limitées que ne le laissaient entendre la plupart des estimations.

Pourra-t-on vraiment « stocker » autant de dioxyde de carbone qu’espéré ?
À l’échelle planétaire, selon certaines estimations — notamment celles du GIEC — le monde devra, d’ici à 2050, éliminer entre 5 à 16 milliards de tonnes de CO₂ par an.

Au début de l’été, la petite ville insulaire d’Øygarden, au sud du pays des fjords, recevait la visite surprise d’Albert Rösti. Le conseiller fédéral, en charge du DETEC (Département fédéral de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication), s’était rendu sur place pour découvrir « Northern Lights », une installation composée de douze imposants réservoirs verticaux. Ceux-ci ont été conçus pour accueillir le dioxyde de carbone en provenance de toute l’Europe, avec un objectif clair : l’enfouir sous le plancher océanique, dans un puits profond de 2 600 mètres. Concrètement, le carbone capturé est d’abord liquéfié, puis expédié par bateau. Une fois transvasé dans l’une des citernes géantes, il est ensuite acheminé par pipeline jusqu’à son site de stockage en mer, situé 110 kilomètres plus loin.

À l’instar d’une première expérience menée en Islande, le politicien suisse a quitté la Norvège avec un accord autorisant l’exportation et le stockage du CO₂ helvétique sur le sol norvégien, ainsi que son commerce une fois retiré de l’atmosphère — les fameuses « émissions négatives ». Compte tenu du potentiel limité de stockage à l’intérieur de ses propres frontières, la Suisse a choisi comme stratégie de se débarrasser de son carbone à l’étranger. « Le stockage du CO₂ sera également important pour la Suisse sur la voie de l’objectif de zéro émission nette. Cette technologie complète nos instruments existants pour la décarbonation », peut-on lire sur le site de la Confédération. Dans la même logique, un accord similaire a été signé à la rentrée avec le Danemark.

À l’échelle planétaire, selon certaines estimations — notamment celles du GIEC — le monde devra, d’ici à 2050, éliminer entre 5 à 16 milliards de tonnes de CO₂ par an. Pour mesurer l’ampleur de la tâche, rappelons qu’aujourd’hui seules 2 millions de tonnes de CO₂ sont efficacement enlevées de l’atmosphère chaque année grâce aux pratiques d’élimination du dioxyde de carbone (EDC).

Naturellement, le stockage en profondeur n’est pas la seule solution envisageable. Des politiques ambitieuses de reboisement ou de régénération des sols permettraient, par exemple, d’atténuer une partie du problème de manière plus naturelle et écologique. Mais ces approches ne suffiraient pas à elles seules : selon les modèles actuels, la capture et le stockage du CO₂ demeurent indispensables, et cela à grande échelle, puisque l’on parle de plusieurs milliards de tonnes à éliminer d’ici 2050.

Et si ces modèles avaient surestimé les capacités réelles de stockage de la planète ? C’est le lièvre soulevé par de récentes recherches consacrées à ce sujet. Publiée dans « Nature », une étude montre qu’une fois pris en compte les risques techniques, sociaux et environnementaux, les réserves mondiales disponibles pour le stockage géologique du carbone apparaissent bien plus limitées que ne le laissaient entendre la plupart des estimations.

Nous vous résumons ici cette étude, intitulée « Une limite planétaire prudente pour le stockage géologique du carbone » et signée par un collectif international de scientifiques, en quelques points clés.

1️⃣
Un stockage géologique limité : Plutôt que de considérer la capacité géologique brute comme entièrement exploitable, l’étude va plus loin en évaluant les sites potentiels de stockage selon de multiples critères de risque et de faisabilité. Sont ainsi exclus — ou fortement limités — les emplacements exposés à des risques sismiques ou de contamination des eaux souterraines, ceux situés à proximité de zones densément peuplées ou à forte valeur écologique (aires protégées, régions arctiques et antarctiques), ainsi que les bassins géologiques présentant des contraintes techniques : trop peu profonds pour garantir un stockage permanent, trop profonds pour rester accessibles, ou encore situés en haute mer à grande profondeur. La faisabilité politique entre également en ligne de compte, les zones maritimes hors juridictions nationales ou les territoires disputés ne pouvant être retenus comme sites viables de stockage à long terme.

Cette analyse permet donc de définir une capacité « prudente » de stockage du CO₂. Estimée à 1 460 gigatonnes, elle se révèle largement inférieure aux projections plus classiques. En 2005, le rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur le captage et le stockage du carbone évaluait en effet le « potentiel technique » à environ 2 000 gigatonnes. Au fil des deux dernières décennies, les estimations se sont même envolées, allant de 10 000 jusqu’à 40 000 gigatonnes selon les sources.
a La réduction du potentiel de stockage global après l'application de chaque couche d'exclusion ultérieure. Les sensibilités évaluées forment les valeurs inférieures et supérieures de chaque barre d'incertitude autour de l'estimation centrale. b La différence du potentiel global total avant (à gauche) et après (à droite) l'application de toutes les couches d'exclusion, ce qui donne la limite planétaire évaluée, y compris l'estimation centrale et les cas de sensibilité. c Le potentiel technique complet et le potentiel final évalué dans l'estimation centrale par région du GIEC. d + e Notre analyse est spatialement explicite et globalement cohérente, ce qui permet des évaluations au niveau national du potentiel de stockage prudent dans les bassins offshore ( d ) et terrestres ( e ). f Le stockage total avant et après l'application des couches d'exclusion de précaution est hétérogène selon les pays en fonction de la perte totale d'ampleur du stockage (couleurs claires à couleurs foncées) et du pourcentage de potentiel technique perdu (le bleu représente une perte absolue élevée mais une faible perte en pourcentage, le rouge représente une perte en pourcentage élevée mais une faible perte absolue, et le violet représente une perte élevée le long des deux axes). Sources : Esri, GEBCO, NOAA, National Geographic, DeLorme, ICI, Geonames.org et autres contributeurs.
2️⃣
Impact climatique réel : En réduisant les possibilités de stockage géologique du carbone à quelque 1 460 gigatonnes de CO₂, l’étude met en lumière un fait majeur : cette capacité ne permettrait de limiter le réchauffement que d’environ 0,7 °C (entre 0,6 et 1,2 °C).

Ce potentiel serait encore plus faible si une partie de cette capacité servait à prolonger l’usage des combustibles fossiles, ou si des émissions résiduelles de CO₂ et d’autres gaz persistants continuaient à subsister à long terme. Dans une hypothèse plus prudente, l’effet maximal tomberait ainsi à 0,4 °C (0,35–0,7 °C) — une estimation probablement trop optimiste compte tenu de la persistance attendue d’émissions industrielles et agricoles incompressibles.

Ces résultats s’écartent radicalement des anciens scénarios, qui tablaient sur des gains allant jusqu’à 5 ou 6 °C, en ne considérant que la capacité technique. Ils confirment donc que le stockage géologique ne peut constituer qu’une contribution limitée à la lutte contre le réchauffement, et doit rester un complément aux réductions rapides et massives des émissions, plutôt qu’une solution de substitution.
3️⃣
Un scénario insoutenable à long terme : Selon les scientifiques, atteindre la neutralité carbone autour de 2050–2055 et limiter le réchauffement à 1,5 °C nécessiterait de stocker près de 8,7 gigatonnes de CO₂ par an — soit bien davantage que les volumes actuels.

Mais ce défi, déjà colossal, ne s’arrête pas là. L’étude pousse la réflexion au-delà de 2050 : il faudrait continuer, voire intensifier le stockage, pour compenser les émissions résiduelles et faire reculer progressivement la température.

En 2100, les scénarios compatibles avec 1,5 °C ou 2 °C pourraient encore exiger l’élimination d’environ 15 GtCO₂/an. Or, « l’analyse des tendances en matière de stockage du carbone à la fin du siècle dans différents scénarios montre que presque tous dépasseraient la capacité de stockage disponible dans les bassins dotés d’infrastructures pétrolières et gazières existantes d’ici 2125, et franchiraient la limite planétaire de stockage géologique avant 2200. »
4️⃣
Inégalités géographiques : Si l’ampleur du défi est bien planétaire, les capacités de stockage « prudentes » varient toutefois fortement d’une région à l’autre. Une inégalité géographique qui pourrait s’avérer problématique à long terme. Les nations historiquement émettrices et riches comme les États-Unis, le Canada ou la Russie disposent encore d’un potentiel considérable, tandis que l’Europe se trouve beaucoup plus contrainte.

Les pays producteurs de pétrole de la péninsule Arabique, ainsi que d’autres États dotés d’une industrie fossile solide (États-Unis, Australie, Canada), sont également bien placés. Mais ils devront être incités à devenir des « injecteurs nets » plutôt que de simples extracteurs de carbone, conformément au principe du pollueur-payeur.

Quant aux pays en développement, tels que le Brésil, l’Indonésie ou plusieurs États africains, ils possèdent d’importantes capacités théoriques, mais leur contribution historique aux émissions reste faible. Ils pourraient donc hésiter à exploiter ces ressources sans mécanismes de compensation équitables.
a Bassins sédimentaires terrestres (marron) et extracôtiers (bleu), y compris les frontières terrestres et maritimes nationales (c'est-à-dire les ZEE). Les couleurs des bassins varient en fonction du potentiel technique de stockage du carbone (plus clair) et du potentiel prudent de stockage du carbone évalué (plus foncé). b Le continent nord-américain, y compris toutes les couches d'exclusion. La limite prudente est estimée en tenant compte du potentiel technique de stockage total, en supprimant toutes les couches d'exclusion de précaution et en additionnant le stockage de carbone disponible des bassins restants (zones pointillées jaunes et bleu clair). Sources : Esri, GEBCO, NOAA, National Geographic, DeLorme, HERE, Geonames.org et autres contributeurs.
5️⃣
Transfert de carbone : À l’image de la stratégie suisse, les experts soulignent que le carbone pourrait faire l’objet de transferts massifs entre régions. Une dynamique qui comporte « des risques accrus de fuites pendant le transport, — qu’il s’agisse de navires ou de pipelines —, et qui soulève des questions de justice distributive et d’équité ».

Même encadré par des politiques équitables, l’essor du transfert et du stockage du carbone pourrait engendrer des flux financiers colossaux, de plusieurs milliards, voire de milliers de milliards de dollars par an. De quoi accentuer encore les inégalités mondiales. Les auteurs de l’étude ajoutent toutefois qu’« il existe dès aujourd’hui des opportunités pour développer l’élimination et le stockage du carbone sur la base de principes d’équité, de responsabilité et de capacités respectives ».

« L’application de notre cadre prudent de limitation planétaire démontre que le maintien des politiques climatiques actuelles non seulement dépassera largement la limite de 1,5 °C fixée par l’Accord de Paris, mais pourrait également rendre impossible un retour à ce seuil par la suite », écrivent les auteurs de l’étude. Ceux-ci appellent les États à « considérer le stockage géologique du carbone comme une ressource rare, à déployer de manière stratégique pour maximiser les bénéfices climatiques, plutôt que comme une ressource illimitée ».

Un appel qui résonne avec une récente prise de position d’Adèle Thorens Goumaz : « Notre pays devrait avoir le courage politique de réduire une part plus importante de ses émissions à la source. C’est un principe essentiel de notre gestion des déchets : éviter au maximum d’en produire, avant de chercher un moyen de les traiter », rappelle l’ancienne conseillère nationale et aux États, aujourd’hui professeure HES à la HEIG-VD.

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