« L'inquiétude injustifiée sur l'offre fait gonfler inutilement les prix du gaz »

Entretien avec Norbert Ruecker, responsable de la recherche Economics & Next Generation chez Julius Baer.

« L'inquiétude injustifiée sur l'offre fait gonfler inutilement les prix du gaz »
Norbert Ruecker, responsable de la recherche Economics & Next Generation chez Julius Baer.

Dans une interview accordée début décembre au « Tages-Anzeiger », Christoph Brand, directeur général du groupe Axpo, a mis en garde la Suisse contre le risque sérieux de pénuries d'énergie durant l'hiver.

Pour étayer ses propos, le directeur a évoqué le cas du 6 novembre 2024, une journée qualifiée de « sombre accalmie », c’est-à-dire sans soleil ni vent pour alimenter les panneaux photovoltaïques et les éoliennes. « Alors que toutes les centrales électriques d’Allemagne fonctionnaient à pleine capacité et que les lignes d’importation étaient saturées, la demande a tout juste été satisfaite. Imaginez si cela s’était produit par une froide journée d’hiver : les lumières se seraient éteintes », a-t-il affirmé.

En cette période où le Conseil fédéral semble prêt à rouvrir la porte du nucléaire en Suisse, avec son récent contre-projet visant à modifier la loi sur l’énergie nucléaire, l’avenir énergétique du pays est au centre des préoccupations. Mais bien avant toute relance du nucléaire, c’est le gaz qui semble recueillir la majorité des suffrages.

Au cours de ce mois de janvier, nous nous intéresserons à la réémergence de cette source d'énergie dans les esprits. Aujourd’hui, nous nous concentrons spécifiquement sur le prix du gaz et ses perspectives d’évolution, avec l'aide de Norbert Ruecker, responsable de la recherche Economics & Next Generation chez Julius Baer.

Les prix du gaz ne cessent d’augmenter, quelles sont les raisons principales de cette hausse ? 

Les inquiétudes en matière d'approvisionnement ont augmenté pour diverses raisons. Tout d'abord, en raison de l'arrêt du transit du gaz russe via l'Ukraine, mais aussi en raison des perspectives de températures plus froides cette semaine. Il convient de souligner que ces inquiétudes sont alimentées par des fluctuations dans la perception des tendances fondamentales et l'état d'esprit du marché. Une certaine anxiété persiste concernant l'approvisionnement énergétique en Europe, malgré des fondamentaux du marché qui restent solides. Ce climat particulièrement anxieux, ou haussier suivant le point de vue, contribue à soutenir artificiellement les prix.

Avec quel impact à attendre sur la facture électrique (déjà élevée) des consommateurs ?

En Suisse, les tarifs domestiques sont protégés contre ces hausses temporaires, car les prix de l’électricité sont fixés pour une année. En revanche, les entreprises opérant sur le marché libre pourraient subir des augmentations temporaires, selon les spécifications de leur contrat, notamment si leurs tarifs sont indexés de manière dynamique sur les prix de l'électricité au comptant.

Cela dit, bien que les prix de l'électricité à court terme aient augmenté, les contrats d'électricité annuels à long terme n'ont pas beaucoup évolué. Ce découplage s'explique simplement : les prix de l'électricité sont plus volatils que ceux du gaz. Ces derniers mois, plusieurs épisodes de forte production éolienne ont conduit à des prix de l'électricité négociés bien en dessous des niveaux déterminés par le coût du gaz.

Les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe dépendent largement de sa capacité à proposer des prix compétitifs. Actuellement, à des niveaux supérieurs à 40 euros, la concurrence avec les acheteurs asiatiques s'atténue.

À quoi peut-on s’attendre ces prochains mois ? Le gaz est-il définitivement condamné à voir son prix augmenter ?

Au contraire, nous anticipons une baisse significative des prix du gaz naturel en Europe, ce pour diverses raisons. Les stocks sont amplement suffisants, et le resserrement tant discuté a eu lieu en novembre, plutôt que ces dernières semaines. Par ailleurs, les niveaux de stockage se situent dans la moyenne des dix dernières années.

Les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe dépendent largement de sa capacité à proposer des prix compétitifs. Actuellement, à des niveaux supérieurs à 40 euros, la concurrence avec les acheteurs asiatiques s'atténue. La Chine préfère le charbon et le gaz domestiques, qui sont moins chers, et les autres acheteurs asiatiques restent absents en raison de contraintes financières. Par conséquent, les cargaisons font marche arrière et les expéditions vers l'Europe reprennent. De plus, l'hiver asiatique a été relativement doux, ce qui, avec la faiblesse de l'économie chinoise et le redémarrage des centrales nucléaires japonaises, freine davantage la demande énergétique régionale.

Enfin, l'expansion de l'offre de GNL s'accélère. Deux nouveaux terminaux aux États-Unis sont désormais opérationnels et ont expédié leurs premières cargaisons vers l'Europe. Un terminal au Canada devrait suivre cet exemple au cours de l'été. Ces tendances indiquent que les réserves de l'Europe devraient rester abondantes et les prix finir par baisser.

Faudrait-il plus de capacité de stockage en Europe (et en Suisse) pour réduire cette pression haussière des prix ?

L'Europe dispose d'une capacité de stockage suffisante, d'autant que la demande diminue structurellement. Comme évoqué précédemment, c’est une inquiétude injustifiée concernant l’offre qui fait gonfler inutilement les prix du gaz. L'Europe reste en quelque sorte bloquée en mode crise et n'a toujours pas procédé à un examen et à un débat approprié sur les politiques mises en place pour répondre à la crise énergétique.

Par exemple, certains experts, y compris les nôtres, soutiennent que les objectifs fixés par le programme de stockage ont provoqué une hausse, plutôt qu’une baisse, des prix à l’approche de la saison de chauffage hivernale. Ce sont les forces du marché, et non les mesures politiques, qui ont garanti la résilience de l’approvisionnement énergétique en Europe en 2022.

Sinon quelles solutions seraient envisageables pour une détente du marché ?

La confiance dans les marchés et le sang-froid sont insuffisants. Les marchés de l'énergie de demain ont besoin de flexibilité et de soutien, des qualités que le stockage de gaz et les centrales électriques peuvent offrir. Cela dit, la Suisse dispose d'un système de stockage de l'hydroélectricité qui offre les mêmes qualités. De manière pragmatique, elle peut également compter sur les capacités de stockage de gaz en France et, plus largement, en Europe.

Par pur dogmatisme, nous pourrions envisager de construire notre propre infrastructure de stockage domestique. Cependant, cela entraînerait des coûts importants et alourdirait le fardeau économique. La transition énergétique doit rester abordable, sans quoi elle est condamnée à l’échec. C'est la leçon que l’on peut tirer de ces dernières années.

Quid des énergies renouvelables ? Leur instabilité semble très problématique à l’image de cette journée dite de « marasme obscur » survenu en décembre ?

La transition énergétique provoque en effet des fluctuations beaucoup plus marquées des prix de l'électricité, dans les deux directions. Ces prix oscillent entre les coûts des combustibles gazeux (associés à la capacité répartissable) et les périodes prolongées d’abondance d’énergie renouvelable, caractérisées par des coûts marginaux quasi nuls. Ce phénomène est bien compris en Europe et apparaît de plus en plus aux États-Unis.

Les périodes de « dark doldrums » (faible production éolienne et solaire, ndlr) tendent à durer des jours plutôt que des semaines et sont généralement suivies de leur opposé : des périodes d’abondance de production éolienne. Les pics de prix sont souvent suivis de chutes marquées. En 2024, l’Allemagne a enregistré un nombre record d’heures avec des prix de l’électricité négatifs. Cette variabilité représente un défi majeur, notamment pour les opérateurs de réseaux. Toutefois, des solutions visant à atténuer ces fluctuations sont déjà en train d'être mises en place.

Les périodes de « dark doldrums » (faible production éolienne et solaire, ndlr) tendent à durer des jours plutôt que des semaines et sont généralement suivies de leur opposé : des périodes d’abondance de production éolienne.

Quel est ce moyen ?

Les investissements dans le stockage par batteries sont en plein essor. Les services publics proposent de plus en plus des tarifs dynamiques et flexibles. Les capacités, qu'il s'agisse de batteries ou du déplacement de charges telles que les pompes à chaleur ou la recharge des véhicules électriques, permettent de transférer les charges de pointe vers les heures creuses, atténuant ainsi considérablement les difficultés liées à la variabilité.

L'expansion continue du réseau électrique facilite également l'intégration des énergies renouvelables et permet une plus grande flexibilité. Cependant, ce qu’il manque, c'est un débat digne de ce nom sur les tarifs du réseau. Les ménages et les entreprises devenant des producteurs et des consommateurs, le modèle actuel de tarifs de réseau basés sur l'énergie est dépassé.

À la place, les tarifs de réseau pourraient être basés sur les capacités, à l’image de l’internet. Un tel modèle favoriserait la flexibilité indispensable, réduirait les besoins d’expansion du réseau et instaurerait un partage des coûts plus équitable entre les utilisateurs. Malheureusement, nos discussions politiques restent bloquées dans un ancien monde, entourant les subventions et remettant en question les marchés.

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