À Berne, le débat devient électrique. Depuis quelques semaines, notamment depuis la présentation des clauses de l’accord sur l’électricité envisagé entre la Suisse et l’Union européenne, les critiques fusent contre un texte manifestement plus controversé que prévu.
Au cœur de la discorde actuelle : la libéralisation du marché. « Dès l'entrée en vigueur de l'accord sur l'électricité, tous les consommateurs pourront choisir librement leur fournisseur et ne seront plus liés à l'approvisionnement de base défini aujourd'hui par le gestionnaire local du réseau de distribution », indique le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) dans un communiqué.
Parmi les voix politiques les plus virulentes contre cet accord figure Pierre-Yves Maillard. « Les acteurs d’un marché de l’électricité entièrement libéralisé auraient intérêt à créer une pénurie et à faire grimper les prix. Par conséquent, l’accord entraînerait de fortes fluctuations tarifaires, de la spéculation et des pannes de courant », estime l’actuel président de l'Union syndicale suisse. À l’inverse, Aline Trede, cheffe du groupe parlementaire des Verts (BE), juge cet accord avec l’UE indispensable à la transition énergétique.
Alors que les partis commencent à s’écharper sur le sujet, l’occasion est idéale pour aller sonder le secteur à travers une série d’entretiens avec des acteurs de référence. Pour le deuxième volet de cette série, on tend cette fois le micro à Ronny Kaufmann, directeur général de Swisspower, une alliance stratégique représentant 19 services industriels municipaux et entreprises régionales du secteur de l'approvisionnement en Suisse.
Premièrement, quelle est votre position sur cet accord ? Le jugez-vous toujours aussi essentiel pour l’avenir énergétique de la Suisse ?
Je ne connais pas encore les détails de l'accord et ne peux donc m'exprimer qu'avec cette réserve. Je pars toutefois du principe que le Conseil fédéral a négocié un bon accord sur l'électricité. Il est essentiel pour nous que la mise en œuvre de cet accord tienne compte des réalités de nos services municipaux : les évolutions dans et hors du cadre de l'approvisionnement de base doivent, par exemple, rester compatibles avec les horizons de planification de l'approvisionnement.
L’une des sources de discorde concerne la libéralisation du marché, qui représenterait un obstacle majeur à l’approvisionnement de base… Mais cet approvisionnement de base est-il réellement une option financière intéressante pour les GRD ?
Le service universel fait partie intégrante du service public. Il ne s'agit pas ici de maximiser les bénéfices, mais de garantir un approvisionnement de qualité à un prix équitable. D’un point de vue entrepreneurial, les fournisseurs d’énergie doivent pouvoir dégager un rendement raisonnable, y compris dans le cadre de l’approvisionnement de base. Il est donc légitime que l’accord soit mis en œuvre de manière à ce que les transitions vers ou depuis le service universel s’accompagnent de frais appropriés.
Quelle est votre réaction aux multiples interventions de Pierre-Yves Maillard dénonçant l’accord — interventions dans lesquelles il évoque un risque de sous-investissement dans les futures capacités de production d’électricité en Suisse, mais aussi une spéculation excessive, voire un accord qui freinerait « la lutte contre le changement climatique » ?
On entend actuellement de nombreuses spéculations et analyses à propos de l’accord sur l’électricité. Du côté de Swisspower, nous prendrons position de manière plus formelle après avoir eu le temps d’analyser les quelque 1 800 pages détaillant les modalités de l’accord.
À ce stade, il est important de rappeler que les fonctions de production d’électricité et de gestion du réseau doivent être clairement dissociées par l’accord. L’extension des réseaux de distribution, nécessaire pour un approvisionnement énergétique toujours plus décentralisé, est coûteuse ; elle doit être menée intelligemment et financée par le prix de l’électricité.
Avec le projet ESIT, Swisspower teste actuellement des tarifs de réseau dynamiques visant à limiter les besoins coûteux en extension physique. Il est toutefois évident que, dans le cadre du design de marché actuel, une désolidarisation des coûts de réseau s’observe en raison de l’augmentation souhaitée de l’autoconsommation.
Si une telle consolidation devait réellement avoir lieu, une logique de marché pure ne pourrait pas simplement s’appliquer. Les gestionnaires de réseaux de distribution sont des monopoles locaux, généralement détenus par le secteur public.
Cette ouverture du marché ne risque-t-elle pas de déboucher sur une consolidation accélérée du secteur, notamment pour les GRD de petite ou moyenne taille ?
Si une telle consolidation devait réellement avoir lieu, une logique de marché pure ne pourrait pas simplement s’appliquer. Les gestionnaires de réseaux de distribution sont des monopoles locaux, généralement détenus par le secteur public, et les décisions relèveront donc fortement du politique. Tenter de prédire l'avenir n’a toutefois guère de sens à ce stade.
Ce qu'il est possible de dire, c'est qu'à mon sens, le système actuel manque effectivement d’efficacité. La transition énergétique constitue un immense défi, que nous laissons aujourd’hui à la charge de chaque petit service communal. La gouvernance du système énergétique dans son ensemble devrait être repensée : cela implique une implication plus forte de la Confédération. Après tout, le tunnel du Gothard n’aurait jamais vu le jour si la ville d’Altdorf et le canton d’Uri avaient dû l’entreprendre seuls.
Vous estimez donc nécessaire que la Confédération soutienne plus activement le secteur pour maintenir les investissements dans le réseau et plus spécifiquement dans les énergies renouvelables ?
La plupart des entreprises d’approvisionnement en énergie appartiennent au secteur public, qu’il s’agisse de collectivités communales ou cantonales. Les moyens financiers y sont souvent limités – notamment parce que des investissements massifs sont déjà prévus pour le développement des réseaux de chaleur, tandis que, dans le même temps, les recettes issues des réseaux de gaz diminuent. Une participation financière plus importante de la Confédération est donc nécessaire. Elle ne peut pas se contenter de remanier continuellement le paysage réglementaire, tout en laissant le secteur affronter seul la mise en œuvre concrète.
L’argument selon lequel cet accord serait nécessaire en cas de nouvelle crise énergétique en Europe — comme en 2022 — est-il réellement défendable ? Car en cas de pénurie majeure, le risque n’est-il pas que chaque État privilégie avant tout ses propres intérêts, quels que soient les accords en vigueur ?
De bonnes relations avec nos voisins de l’Union européenne réduisent le risque de pénurie énergétique — j’en suis convaincu. Des accords solides entre la Suisse et l’UE, en particulier dans le domaine de l’électricité, permettent de formaliser et de renforcer ces relations. Je suis persuadé qu’un accord ambitieux sur l’électricité contribuera de manière significative à la sécurité de l’approvisionnement énergétique de notre pays.
Que se passerait-il en cas de « no deal » pour l’avenir du réseau électrique suisse ?
Sans cet accord, la sécurité de l’approvisionnement en Suisse serait soumise à une pression croissante. Une absence de cadre contractuel avec l’Union européenne dans le domaine de l’électricité ne constitue pas une situation favorable pour notre pays. À présent, j’attends surtout de découvrir le contenu précis de cet accord.