Fin 2024, une étude publiée dans « Nature Communications » montrait que, à lui seul, le secteur touristique était en 2019 responsable de 8,8 % du réchauffement climatique d’origine anthropique.
Après la brève parenthèse du Covid, selon le Conseil mondial du voyage et du tourisme (WTTC), la contribution du voyage et du tourisme aux émissions totales de gaz à effet de serre dans le monde atteignait encore 6,5 % en 2023. Dans un monde contraint de se décarboner au plus vite, le tourisme aura donc clairement un rôle à jouer.
Mais comment évoluent les mentalités tant au sein de la population suisse que de l'industrie touristique mondiale ? Et si l'avenir du voyage n'est-il pas tout simplement ultralocalisé. On poursuit cette série avec Rémy Oudghiri, sociologue français et auteur du livre « Microvoyage : Le paradis à deux pas » (éditions PUF).
Dans le Larousse, le voyage est défini comme « l’action de se rendre dans un lieu relativement lointain et étranger… ». Peut-on alors vraiment parler de voyage lorsqu’on se contente de partir à deux pas de chez soi, sans valise, et que l’on rentre le soir dormir dans son propre lit ?
Oui, car le voyage est avant tout un état d’esprit. Certains vont très loin, mais, incapables d’oublier leurs soucis, ils ont du mal à décrocher, à s’extraire de leur quotidien. Ils sont loin de chez eux, mais leur esprit, lui, reste à la maison. À l’inverse, d’autres se contentent de se promener dans leur jardin, comme Giono, et ont malgré tout la sensation de voyager très loin. Chaque jour, ils découvrent des trésors : plantes, fleurs, papillons, oiseaux, vues du ciel, panoramas, etc...
Pour moi, le voyage est une source de dépaysement et d’émerveillement. Et pratiquant le microvoyage chaque semaine, je peux en témoigner : il n’est nul besoin d’aller loin pour se sentir dépaysé et émerveillé. Il suffit d’être attentif pour découvrir, à chaque fois, de nouvelles choses.
La distance, l’excentricité, l’exotisme ou encore la découverte sont des notions traditionnellement liées au mot « voyage »… Des notions que l’on peine à retrouver dans le microvoyage. Faudrait-il redéfinir le sens même de ce mot et les idées qu’on y associe ?
Tout est affaire de regard. Il me semble que, depuis la crise du Covid, notre vision du voyage a profondément évolué. Pendant les différents confinements, nous avons appris – ou réappris – à nous déplacer dans un espace restreint que nous pensions, à tort, familier. Nous avons découvert que nous ne connaissions pas vraiment ces lieux que nous arpentions pourtant régulièrement. Nous avons appris à ouvrir les yeux. Pour certains, ce fut une révélation.
Le Covid a donc marqué un tournant, le point de départ de nombreuses initiatives en faveur du tourisme de proximité. Personnellement, je crois qu’il faut adopter l’état d’esprit de l’explorateur en toutes circonstances, et plus encore face à ce qui nous paraît familier. J’aime à me considérer comme un « explorateur de la banalité » – ou plutôt de la prétendue banalité.
En réalité, pour peu que l’on se rende disponible, on s’aperçoit que le monde qui nous entoure est infiniment riche. Le microvoyage nous invite justement à cela : être attentif, affiner notre sensibilité, et accueillir ce que le monde – même tout proche – a à nous offrir.
Le microvoyage nous invite à contempler le ciel, à redécouvrir les détails de notre quotidien et « habiter » véritablement les lieux où nous avons choisi de vivre.
Avons-nous vraiment tendance à sous-estimer à ce point le potentiel de découvertes qui nous entoure ?
Oui. La plupart d’entre nous empruntent des voies toutes tracées. Nos obligations professionnelles, comme nos contraintes familiales, nous accaparent au point de nous faire oublier d’être attentifs. Et si l’on y ajoute le temps passé sur les réseaux sociaux, cela fait de nous des individus peu disponibles pour observer ce qui nous entoure.
Le microvoyage nous invite à contempler le ciel, à redécouvrir les détails de notre quotidien et « habiter » véritablement les lieux où nous avons choisi de vivre. Le jour où vous réalisez cela, vous ne regardez plus le monde qui vous entoure comme avant. C’est une expérience jubilatoire.
Aujourd’hui, lorsqu’on évoque les vacances, la première question qui surgit est : « Tu pars où ? » Un mindset qu’il faudrait changer à tout prix...
Il s’agirait surtout de s’affranchir de l’idée que les vacances riment forcément avec tourisme, kilomètres parcourus ou dépenses hors budget. Les vacances devraient avant tout réintroduire du vide dans nos vies : un temps pour souffler, respirer. Il faut intégrer l’idée que cet intermède peut se vivre n’importe où.
Je regrette aujourd'hui cette pression du voyage, pression que j'ai baptisée la « comédie du voyage ». Beaucoup se sentent obligés de partir, de planifier, d’organiser, de réserver, d’investir beaucoup d’argent pour découvrir, en définitive, qu’ils ne sont pas vraiment heureux. Ce sont des vacanciers malgré eux.
La jeune génération — celle qui manifestait dans la rue aux côtés de Greta il y a quelques années — ne semble pourtant pas prête à renoncer à son envie de voyages et de découvertes lointaines… Un paradoxe ?
L’envie de voyager est un acquis de la modernité. Quoi de plus passionnant que de découvrir d’autres cultures, architectures, langues ou coutumes ? Cette expérience de décentrement fait partie de nos plaisirs les plus fascinants. Il sera difficile d’y renoncer.
Toutes les enquêtes publiques que j’ai menées après la crise du Covid montrent que l’appétence pour le tourisme lointain non seulement ne s’est pas éteinte, mais s’est au contraire amplifiée. Peut-être cette aspiration traduit une crainte diffuse : celle que le monde ouvert que nous connaissons aujourd’hui pourrait n'être bientôt plus qu’un souvenir. D’où ce désir de profiter pleinement des joies du voyage tant que les frontières sont ouvertes, que les avions volent, que l’énergie est disponible en suffisance…
Quel a été le déclic qui vous a conduit à changer d’état d’esprit ? Était-ce motivé par la volonté de réduire votre empreinte carbone, sachant que le secteur du tourisme représente aujourd’hui une part importante des émissions mondiales de gaz à effet de serre ?
Non, pas du tout. Ce qui m’a poussé, au départ, c’est le désir d’explorer les coulisses des lieux où je vis, ainsi que l’intuition que, tout près de chez moi, m’attendaient des merveilles insoupçonnées.
Le fait que le microvoyage contribue, en parallèle, à réduire l’empreinte carbone me ravit. C’est l’un des grands enjeux de notre époque, et j’en suis, comme beaucoup, pleinement conscient. Si le plaisir a été le premier moteur, disons que la dimension écologique ne fait que renforcer cette inclination initiale.
Le surtourisme a profondément dégradé l’expérience, tant pour les visiteurs que pour les habitants. Il est urgent de renoncer à nos comportements moutonniers.
Aéroports stressants, sites touristiques bondés, longs vols… Peut-on encore parler de plaisir quand on parle de voyage ?
Dans certaines villes, cela devient de plus en plus difficile : le surtourisme a profondément dégradé l’expérience, tant pour les visiteurs que pour les habitants. Il est urgent de renoncer à nos comportements moutonniers.
En réalité, il y a de la place partout. Mais notre instinct grégaire nous pousse vers les lieux les plus connus, les plus médiatisés, les plus « instagrammés ». Il faut avoir l’audace d’échapper aux programmes préfabriqués qui nous enferment dans des parcours balisés, saturés, épuisants. Dans chaque ville où je me rends, je vais là où il n’y a personne — et je ne suis jamais déçu. Jamais.
À l’échelle locale, on observe que les citoyens ont eux aussi tendance à se rendre tous aux mêmes endroits… Une démocratisation du microvoyage ne risque-t-elle pas d’engendrer, à son tour, une forme de surtourisme local ?
Oui, c’est un risque — la rançon du succès, en quelque sorte. Mais, honnêtement, une fois libéré du diktat des lieux « à voir absolument », une infinité d’endroits s’offre à nous. Il suffit simplement de se laisser porter.
Le microvoyage est-il vraiment aussi durable et décarboné que cela ?
Cela me semble évident. On part moins loin, moins longtemps. Bien sûr, je ne pense pas que le microvoyage se substituera un jour aux voyages au long cours, mais l’humanité gagnerait à le pratiquer plus souvent. Il y a là un véritable enjeu : un enjeu de bien-être, de déconnexion, d’écologie. Le microvoyage rend heureux — heureux d’être pleinement présent au monde. Et n’est-ce pas là, dans la société actuelle, une priorité ?