Présentée comme un levier majeur de la transition climatique, la finance durable vit une période difficile. Les engagements annoncés par les grandes institutions financières n’ont pas résisté bien longtemps, fragilisés notamment par des pressions politiques et juridiques contre-productives. Les revers et les départs observés au sein de la « Net-Zero Banking Alliance » (NZBA) illustrent ce désarroi.
Pourtant, dans un contexte toujours marqué par l’urgence climatique et les défis énergétiques, comment redonner un cap clair — un second souffle — à la finance durable ? Et quel rôle la Suisse pourrait-elle jouer dans cette reconstruction ?
À quelques jours de l'ouverture de « Building Bridges », le sommet genevois consacré à la finance durable, nous lançons une nouvelle série d’interviews avec l’ambition d’apporter quelques éléments de réponse. Et qui de mieux pour ouvrir le bal que le WWF Suisse, à travers la voix de son conseiller senior en finance durable, Dominik Rothmund ? Entretien.
Globalement, l’impression est que, dans les grandes banques comme dans les entreprises cotées de la planète, la question climatique n’est plus une priorité pour les actionnaires. Partagez-vous ce constat ?
Alors que la crise climatique et celle de la biodiversité demeurent urgentes, et que les pertes pour les entreprises comme pour les populations ne cessent de s’aggraver, on observe chez les grands gestionnaires d’actifs — en particulier américains — une réticence croissante à soutenir les résolutions liées au climat.
Aux États-Unis, souvent motivée par la crainte de poursuites judiciaires, la question climatique a rencontré de forts vents contraires ces derniers mois, principalement au sein des grandes institutions financières. Le changement d’équilibre politique, le débat anti-ESG qui s’en est suivi, mais aussi les pressions économiques de court terme, l’instabilité géopolitique et l’incertitude réglementaire ont contribué à un déplacement des priorités pour les entreprises américaines. Un exemple marquant : la décision d’ISS — un prestataire de services de vote par procuration — de ne pas soutenir des propositions climatiques aux États-Unis.
En Europe et en Asie, la situation est différente. On le constate tant au niveau des actionnaires individuels et de la société civile que des investisseurs institutionnels engagés. Pour beaucoup, la durabilité reste une priorité majeure. Le fonds de pension néerlandais PFZW a par exemple retiré 14 milliards de dollars de BlackRock, tandis que le fonds britannique People’s Pension a retiré 28 milliards de livre sterling de State Street.
Bien que les chiffres soient en recul en 2025, de nombreux investisseurs continuent de déposer et de soutenir des résolutions climatiques, preuve que la demande reste bien vivante.
Le WWF plaide pour des définitions claires, alignées sur des objectifs scientifiques, des données robustes et une transparence garantissant que les engagements en matière de durabilité se traduisent en actions concrètes.
Dans le contexte actuel, est-il vraiment possible d’investir de manière durable ?
Bien sûr. La création de valeur à long terme, le risque d’actifs échoués (« stranded assets ») et les risques liés à la transition soulignent tous la nécessité d’une stratégie d’investissement tournée vers l’avenir et intégrant la durabilité en son cœur.
De nombreux produits et solutions existent déjà, et beaucoup d’entreprises continuent de progresser dans leur démarche. Selon les données de la SBTi, le nombre d’entreprises fixant des objectifs scientifiques à court terme a presque doublé (+97 %) en seulement 18 mois, tandis que celles qui vont plus loin — en adoptant à la fois des objectifs de court terme et de neutralité carbone — ont plus que triplé (+227 %) sur la même période.
On peut aussi observer des évolutions prometteuses, comme la montée des rapports financiers liés à la nature (TNFD), qui aident les investisseurs à mieux comprendre les risques et impacts sur la biodiversité. Enfin, d’après le GIIN, le marché de l’investissement à impact connaît une croissance ininterrompue depuis 2019, avec un taux de croissance annuel composé de 21 % (2019–2024), notamment pour les fonds visant des résultats environnementaux et sociaux mesurables.
Le principal problème n’est-il pas aujourd’hui lié à l’impression que la finance durable – et même le mot « durabilité » – sont devenus des fourre-tout sans réelle consistance ?
Oui, le terme « durabilité » a été dilué au cours des dernières années. Cette évolution doit nous pousser à le revendiquer et à le redéfinir — non à l’abandonner. Le WWF plaide pour des définitions claires, alignées sur des objectifs scientifiques, des données robustes et une transparence garantissant que les engagements en matière de durabilité se traduisent en actions concrètes.
Un autre défi tient au contexte géopolitique. Les conflits armés et les crises énergétiques qui en découlent ont favorisé, à court terme, la surperformance des producteurs d’armes ainsi que des compagnies pétrolières et gazières. Cela nourrit l’illusion que les investissements non durables seraient plus rentables. Pourtant, sur la dernière décennie, les investissements liés à la durabilité ont surperformé les indices « conventionnels » à long terme (cf. MSCI et SRF), et nous nous attendons à ce que cette tendance se poursuive.
De manière similaire aux critères ESG, ne faudrait-il pas une refonte complète du terme finance durable, afin de tracer une nouvelle voie et retrouver la dynamique survenue à Paris 2015 ?
Une refonte complète n’est pas nécessaire, mais un recalibrage, oui. L’Accord de Paris nous a donné une vision ; il nous faut désormais un système financier capable de la concrétiser. Les gouvernements doivent honorer leurs engagements, les entreprises concevoir et mettre en œuvre des plans de transition crédibles, et le secteur financier encourager cette dynamique en mobilisant l’ensemble des outils de la finance durable — y compris l’actionnariat actif.
Ne serait-il pas temps, par exemple, de lever les tabous autour de certains mots comme « décroissance » ou « sobriété » ?
Absolument. Si nous voulons un avenir où humains et planète vivent en harmonie, nous devons apprendre à habiter et à faire des affaires dans les limites planétaires. Cela implique inévitablement de transformer notre système économique, aujourd’hui fondé sur l’exploitation croissante de ressources finies.
Prenons une comparaison simple : quand l’argent manque, la plupart des gens commencent à épargner — et souvent, ils établissent un budget dès le départ. Avec la nature, nous ne faisons pas cela. Résultat : chaque année, le Jour du Dépassement de la Terre arrive plus tôt. Nous vivons ainsi clairement au-delà de nos moyens.
Il ne s’agit pas forcément d’appliquer une décroissance généralisée de toutes les activités, mais plutôt de veiller à ce que la consommation reste dans les limites écologiques. Cela suppose d’arrêter les activités néfastes, tout en développant massivement celles qui contribuent à ne plus émettre aucune émission carbone et à un monde positif pour la nature.
Il faut également promouvoir le découplage en inventant des modèles économiques qui dissocient bien-être humain et croissance destructrice pour l’environnement. Enfin, il est urgent de favoriser un changement de comportements pour contrer le court-termisme dominant et rappeler que la finance doit accompagner — et non saper — les transformations sociétales vers la durabilité.
La Suisse et son secteur financier peuvent — et doivent — assumer un rôle de leader dans la transition.
Avec des événements comme « Building Bridges », la Suisse ne devrait-elle pas tout faire pour s’assurer un rôle de leader dans le domaine de la finance durable ?
La Suisse dispose d’atouts uniques : expertise financière, richesse, capacité d’innovation et plateformes collaboratives comme « Building Bridges ». Elle pourrait devenir championne de la finance durable, piloter des portefeuilles alignés sur l’Accord de Paris et positifs pour la nature, et encourager une collaboration intersectorielle pour construire un récit fondé sur la science, l’équité et l’impact.
Cette opportunité de leadership reste toutefois freiné par l'agenda politique et l’ambition limitée de nombreuses grandes institutions financières suisses. Alors que le Royaume-Uni montre l’exemple avec la « Transition Plan Taskforce », le gouvernement suisse vient de suspendre une ordonnance destinée à fournir plus d’orientations pour les plans de transition.
Certes, le Conseil fédéral a publié en 2022 un rapport expliquant comment la place financière pourrait devenir un leader en finance durable, mais les entreprises n’ont pas été à la hauteur des accords de Paris ou de Kunming à Montréal. Quant à la réglementation, elle reste souvent insuffisante : trop volontaire, trop vague ou pas assez scientifique pour répondre aux objectifs climatiques et de biodiversité ratifiés par la Suisse.
Pour changer cette situation et renforcer la position de la Suisse en matière de finance durable, le WWF défend la « Finanzplatz-Initiative », qui vise à obliger les acteurs financiers suisses à aligner aussi leurs activités à l’étranger sur les objectifs internationaux en matière de climat et de biodiversité.
La Suisse et son secteur financier peuvent — et doivent — assumer un rôle de leader dans la transition. Mais cela ne pourra se faire qu’avec des actions mesurables, pas seulement des déclarations d’intention.