« Une période de bouleversements, comme celle que nous traversons actuellement, s’accompagne d’incertitudes. » De nos jours, la Suisse ferait face à deux options distinctes, selon les organisateurs du prochain Congrès suisse de l’électricité : se contenter de combler les lacunes les plus visibles du système — autrement dit, adapter la politique énergétique du strict minimum — ou, au contraire, faire preuve d’ambition et se montrer proactive afin de bâtir un système énergétique solide pour l’avenir.
À ce stade, la voie la plus ambitieuse semble relever du vœu pieux. Il suffit d’observer le bilan en demi-teinte de l’année 2025 pour s'en rendre compte : proposition décevante de mise en œuvre de l’accord sur l’électricité, initiatives anti-éoliennes, difficultés financières rencontrées par plusieurs gestionnaires de réseaux de distribution (GRD), ou encore inquiétudes populaires après le blackout massif parti du sud de l’Europe. Autant d’éléments qui ont profondément secoué la branche.
Alors que les experts du secteur se réuniront à Berne à la mi-janvier, les 15 et 16 janvier, pour en débattre et tenter d’y apporter des solutions, nous en parlons en amont avec Michael Frank, directeur de l'Association des entreprises électriques suisses (AES). Entretien.
Compte tenu des profonds bouleversements qui ont marqué votre branche en 2025, peut-on parler d’une année noire, voire d’une année perdue ?
L’année écoulée a été particulièrement exigeante. L’intensité et la rapidité des évolutions réglementaires ont atteint un niveau extrêmement élevé ; une correction de cap s’impose désormais de toute urgence. Il est essentiel de revenir à un principe suisse éprouvé : se concentrer sur les fondamentaux et les critères réellement pertinents, plutôt que de chercher à tout réglementer dans les moindres détails.
Parallèlement, l’AES a enregistré des avancées significatives visant à accélérer le développement de la production et des réseaux. Les procédures cantonales d’autorisation pour les installations éoliennes, hydroélectriques et solaires d’intérêt national seront à l’avenir simplifiées et centralisées. Pour les seize projets hydroélectriques issus de la Table ronde, aucun recours au Tribunal fédéral ne sera possible, ce qui contribuera également à raccourcir les délais.
S’agissant du « Réseau express », le Conseil national a déjà posé de premiers jalons allant dans la bonne direction. Le réseau de distribution devrait, lui aussi, être reconnu d’intérêt national. Les installations de stockage, ainsi que les stations de transformation, pourront, dans des cas exceptionnels, être réalisées en dehors des zones à bâtir.
Les enjeux liés aux questions énergétiques ont perdu en popularité cette année… Avez-vous ressenti ce désintérêt du public ?
Bien au contraire. Les questions énergétiques restent présentes dans les médias, qu’il s’agisse de la sécurité d’approvisionnement, du développement du réseau ou des énergies renouvelables. Même au Parlement, la politique énergétique demeure un thème brûlant : les débats y sont animés et l’appel à des solutions permettant de réussir la transition énergétique y est de plus en plus pressante. Cette urgence s’explique notamment par le retard accumulé dans le développement de la production et des réseaux, ainsi que dans la mise en œuvre de la loi sur l’électricité.
À la suite du blackout massif survenu dans le sud de l’Europe, quelles conséquences et quels enseignements la Suisse devra-t-elle en tirer ?
L’importance du réseau est centrale : la connexion internationale et la stabilité du système électrique sont déterminantes. L’incident survenu au Portugal et en Espagne illustre le rôle critique d’un réseau fiable. La Suisse doit renforcer sa coopération avec les pays voisins et adapter son infrastructure aux besoins futurs.
Un accord sur l’électricité garantira cette collaboration à long terme. Il revêt donc une importance économique essentielle, tant pour la sécurité d’approvisionnement que pour la stabilité des prix de l’électricité et la compétitivité internationale de la Suisse dans un contexte instable.
Une diminution de l’attention du public, même modérée, peut affaiblir la dynamique politique et freiner les décisions ainsi que les investissements indispensables au développement des énergies renouvelables.
Selon vous, quelles pourraient être les conséquences de cette baisse d’intérêt des Suisses pour la transition énergétique en cours ?
Par rapport à l’année précédente, la situation demeure globalement stable : selon le Baromètre UBS 2025, 31 % des Suisses citent la protection du climat et de l’environnement parmi leurs principales préoccupations, contre 32 % en 2024 (mais 40 % en 2021, ndlr). Cette enquête se concentre avant tout sur les enjeux climatiques, et non directement sur l’énergie ou l’électricité, même si ces thématiques sont étroitement liées.
Une diminution de l’attention du public, même modérée, comporte toutefois des risques. Elle peut affaiblir la dynamique politique et freiner les décisions ainsi que les investissements indispensables au développement des énergies renouvelables, des capacités de stockage et du réseau. Il est donc crucial de maintenir la transition énergétique au cœur du débat public et, surtout, d’accélérer la mise en œuvre concrète des projets. C’est une condition essentielle pour garantir durablement la sécurité d’approvisionnement et préserver la compétitivité de la Suisse.
D’après un nombre croissant d'experts, la Suisse ne serait plus apte à tenir son agenda - notamment en ce qui concerne intermédiaire de réduction de 60 % de ses émissions de gaz à effet de serre en 2030 -. Que faudrait-il faire pour, au minimum, tenir la trajectoire de neutralité carbone d’ici 2050 ?
Nous devons absolument accélérer le développement des énergies renouvelables et des capacités de stockage, améliorer l’efficacité énergétique, investir de manière conséquente dans le réseau de distribution et utiliser la digitalisation comme levier. Ce qui est déterminant, c’est que la politique, l’économie et la société unissent leurs efforts : il en va de la sécurité d’approvisionnement et de l’avenir de la place économique suisse.
On perçoit dans les discours de vos membres un certain désabusement à l’égard du monde politique — notamment face à des débats jugés, par exemple, déconnectés des réalités sur le « Netzexpress » au Parlement. Partagez-vous ce constat ?
Non. Le travail politique est au cœur de notre mission et constitue une véritable passion. L’énergie est, et restera, l’infrastructure la plus importante de notre pays. Nous devons dépasser les idéologies et nous orienter vers des solutions fondées sur les faits, tout en veillant collectivement à renforcer la place économique suisse et à garantir notre sécurité d’approvisionnement.
Plusieurs votations sont prévues en 2026, notamment sur le nucléaire (« Stop au blackout ») et l’éolien. Quelle est la position de l’AES sur ces deux sources d’énergie, et comment entend-elle les défendre l’an prochain ?
L’AES rejette l’initiative « Stop au blackout », mais soutient le contre-projet. Nous devons conserver toutes les options ouvertes, car la sécurité d’approvisionnement de la Suisse constitue notre priorité absolue.
L’énergie éolienne est un élément indispensable du système énergétique global, puisqu’elle permet de produire de l’électricité lorsque le soleil fait défaut, notamment la nuit ou en hiver. Si nous ne parvenons pas à augmenter massivement la production renouvelable durant la période hivernale, il faudra soit recourir à des centrales à gaz, soit envisager des centrales nucléaires.
Le point déterminant sera de disposer d’un mix énergétique équilibré, capable d'assurer une transition énergétique réaliste. Miser toujours davantage sur les importations n’est pas une option.
L’autre grand chantier en 2026 consistera à revenir sur la mise en œuvre de l’accord sur l’électricité. Avez-vous espoir d’être entendus à Berne ?
Nous percevons des signaux positifs en provenance de Berne. Le Conseil fédéral réaffirme clairement son engagement en faveur de l’hydroélectricité ainsi que le respect des compétences des cantons. Certaines propositions relatives à la mise en œuvre nationale vont dans la bonne direction, notamment la simplification de l’approvisionnement de base et la suppression de la rémunération minimale après une période transitoire. Ce qui demeure essentiel, c’est une mise en œuvre allégée, proche du marché et sans « Swiss finish ».
Nous appelons à moins de surrèglementation suisse et davantage d’attention portée à la sécurité d’approvisionnement.
Le problème de cet accord tient au fait que les enjeux ne sont pas les mêmes pour l’ensemble de vos membres — notamment entre producteurs et gestionnaires de réseaux de distribution (GRD). Comment naviguer dans un tel contexte ? Et pourrez-vous réellement satisfaire tous vos membres ?
Il est essentiel de conserver une vision d’ensemble : nous faisons toutes et tous partie intégrante de l’économie et de la société suisses. Notre objectif commun est d’assurer la sécurité de l’approvisionnement en électricité et de préserver la prospérité économique du pays. Ces deux ambitions ne peuvent être atteintes que si la production, le transport, la distribution et le négoce s’articulent de manière harmonieuse. Chacun doit donc assumer ses responsabilités dans son rôle afin de garantir la stabilité du système. Il ne s’agit pas d’un affrontement, mais d’une coopération.
Pour conclure, quelles sont vos attentes pour l’année à venir ? Sera-t-elle aussi turbulente que 2025 ou plus apaisée ?
L’intensité de la régulation doit être freinée. Nous appelons à moins de surrèglementation suisse et davantage d’attention portée à la sécurité d’approvisionnement. De nombreux projets sont en préparation : il est essentiel que tous tirent dans le même sens. La sécurité d’approvisionnement demeure l’élément fédérateur.