Dans une interview accordée début décembre au « Tages-Anzeiger », Christoph Brand, directeur général du groupe Axpo, a mis en garde la Suisse contre le risque sérieux de pénuries d'énergie durant l'hiver.
Pour étayer ses propos, le directeur a évoqué le cas du 6 novembre 2024, une journée qualifiée de « sombre accalmie », c’est-à-dire sans soleil ni vent pour alimenter les panneaux photovoltaïques et les éoliennes. « Alors que toutes les centrales électriques d’Allemagne fonctionnaient à pleine capacité et que les lignes d’importation étaient saturées, la demande a tout juste été satisfaite. Imaginez si cela s’était produit par une froide journée d’hiver : les lumières se seraient éteintes », a-t-il affirmé.
En cette période où le Conseil fédéral semble prêt à rouvrir la porte du nucléaire en Suisse, avec son récent contre-projet visant à modifier la loi sur l’énergie nucléaire, l’avenir énergétique du pays est au centre des préoccupations. Mais bien avant toute relance du nucléaire, c’est le gaz qui semble recueillir la majorité des suffrages.
Au cours de ce mois de janvier, nous nous intéresserons à la réémergence de cette source d'énergie dans les esprits. Le point de vue de Jacques Mauron, directeur général de Groupe E.
Partagez-vous l'analyse de Christoph Brand sur le risque sérieux de pénurie future d’électricité en Suisse ?
Si l’hiver 2024-2025 se présente favorablement grâce à une excellente hydraulicité et au plein fonctionnement des centrales nucléaires françaises, Groupe E partage l’analyse du Directeur général d’Axpo concernant le risque sérieux de pénurie d’électricité en Suisse, particulièrement durant les mois d’hiver. La Suisse dépend fortement des importations pour couvrir ses besoins énergétiques, ce qui rend le pays vulnérable aux fluctuations des marchés internationaux et aux décisions des pays voisins.
Pour atténuer ce risque, nous nous engageons activement dans le développement des énergies renouvelables et locales. Groupe E exploite une quinzaine d'ouvrages hydroélectriques situés en plaine et en montagne, produisant ensemble plus de 1 TWh d'électricité d'origine renouvelable. Afin de sécuriser notre approvisionnement à court terme, nous avons conclu, en 2023, un contrat de fourniture d’électricité de quinze ans avec la société suisse ENAG. Dès l’année prochaine, nous bénéficierons de 24,75 MW d’électricité en continu, à un tarif stable et avantageux pour notre clientèle.
Ce contrat vise à réduire le déficit énergétique hivernal en attendant que des projets de production d’électricité renouvelable voient le jour et que la Suisse comble le retard considérable accumulé au cours des dernières décennies. Chez Groupe E, nous développons plusieurs initiatives pour rattraper ce retard, notamment un projet hydroélectrique à Fribourg, avec Schiffenen-Morat, ainsi que dans le Haut-Valais, sans oublier nos activités dans l’éolien. Toutefois, les procédures restent nombreuses, complexes, longues, incertaines et coûteuses.
Nous considérons qu'il est impératif d'investir dans la production indigène d'énergie renouvelable pour éviter les pénuries et assurer une fourniture d'électricité fiable et durable. Cette stratégie, combinée à une meilleure gestion de l’énergie grâce à des gains d’efficacité et à la sensibilisation de la population à la sobriété énergétique, permettra à notre pays de conquérir l’indépendance énergétique qui lui fait cruellement défaut aujourd’hui. La Suisse dispose en effet de ressources abondantes en eau, en soleil et en vent pour atteindre cet objectif.
Il est avant tout essentiel de consommer moins et mieux. Pour cela, nous proposons des solutions personnalisées visant à réduire la consommation d’énergie.
Que faudrait-il faire pour réduire ce risque au minimum ?
Il est avant tout essentiel de consommer moins et mieux. Pour cela, nous proposons des solutions personnalisées visant à réduire la consommation d’énergie, notamment pour les entreprises et les communes, qui peuvent ainsi concilier leur développement économique avec la transition énergétique. Par ailleurs, le déploiement des compteurs intelligents permettra à chacun de mieux suivre sa consommation d’énergie et de l’optimiser.
Nous misons aussi sur la diversification des sources d'énergie, la modernisation des infrastructures et la gestion intelligente des réseaux. En investissant dans des énergies renouvelables, en particulier dans des projets permettant d’augmenter notre production en hiver, nous diminuons notre dépendance aux combustibles fossiles. Cela contribue par ailleurs à sécuriser notre approvisionnement en garantissant une énergie à un prix abordable pour notre clientèle, même en période de forte demande ou en cas de perturbations sur les marchés.
Votre confrère plaide en faveur de nouvelles centrales à gaz pour éviter tout risque de pénurie, quelle est votre position sur ce dossier ?
La centrale de Cornaux, construite en 1966, fonctionne principalement au gaz naturel, avec de l’huile extralégère utilisée comme combustible de secours. Actuellement, elle n’est mise en service qu’à la demande de Swissgrid pour le réglage du réseau. Depuis février 2023, elle est également mise à disposition de la Confédération en tant que centrale de réserve, afin de faire face à une éventuelle pénurie d’électricité.
Compte tenu de ces éléments, Groupe E met l’accent sur le développement des énergies renouvelables et l’amélioration de l’efficacité énergétique afin de garantir la sécurité de l’approvisionnement. Nous reconnaissons cependant l’importance de disposer de solutions de secours, telles que la centrale de Cornaux, pour faire face à d’éventuelles pénuries.
Dépendre en partie du gaz, c’est dépendre aussi de la bonne volonté de l’Europe de nous le fournir. Ne faudrait-il pas enfin traiter de la problématique du stockage ?
Le gaz ne représente qu’une petite partie de notre outil de production, car notre ADN repose avant tout sur la production d’électricité issue de sources renouvelables. En exploitant notre propre parc d’installations, nous perpétuons la tradition d’une production d’électricité durable et locale, tout en proposant aux habitants une gamme complète de services énergétiques fournis par le groupe.
Pour revenir au gaz, la dépendance au gaz naturel implique effectivement une dépendance sur les importations européennes, ce qui soulève des préoccupations quant à la sécurité de l'approvisionnement, en particulier en période de tensions géopolitiques ou de perturbations du marché.
Le gaz ne représente qu’une petite partie de notre outil de production, car notre ADN repose avant tout sur la production d’électricité issue de sources renouvelables.
Dans le mix énergétique visé par la Suisse, plutôt que de parier sur le gaz, ne faudrait-il pas investir plus fortement dans l’hydrogène ?
Effectivement, la Suisse s'est engagée dans une transition énergétique visant à réduire sa dépendance aux énergies fossiles et à promouvoir les sources d'énergie renouvelables.
Groupe E a récemment inauguré une centrale de production d’hydrogène vert à Schiffenen, la première installation de ce type en Suisse occidentale. Cette centrale produit environ 300 tonnes d’hydrogène vert par an, soit l’équivalent de l’alimentation énergétique d’une cinquantaine de camions logistiques. L’électricité utilisée pour cette production provient directement de la turbine du barrage de Schiffenen, garantissant une source d’énergie renouvelable et locale.
L'hydrogène vert présente plusieurs avantages dans le mix énergétique suisse :
- Décarbonation : L’hydrogène vert permet de réduire les émissions de CO₂ dans les secteurs où l’électrification directe est difficile, comme l’industrie lourde et le transport de marchandises.
- Stockage d'énergie : l'hydrogène offre une solution de stockage à long terme, essentielle pour équilibrer la production intermittente des énergies renouvelables comme le solaire et l'éolien.
- Sécurité d’approvisionnement : La production locale d’hydrogène permet à la Suisse de réduire sa dépendance aux importations de gaz naturel, contribuant ainsi à renforcer sa souveraineté énergétique.
Toutefois, le développement de l’hydrogène exige des investissements significatifs dans les infrastructures de production, de stockage et de distribution. Par ailleurs, les coûts de production restent encore élevés par rapport aux énergies fossiles, bien que les progrès technologiques et les économies d’échelle devraient permettre de les réduire à l’avenir.