« Il est temps de passer du narratif de la croissance à celui de la prospérité partagée »

« Investir durablement est non seulement possible, mais de plus en plus incontournable. La durabilité n’est pas une classe d’actifs à part : c’est un prisme d’analyse des risques et des opportunités », explique Sarah Perreard, co-directrice d’Earth Action.

« Il est temps de passer du narratif de la croissance à celui de la prospérité partagée »
Sarah Perreard, co-directrice d’Earth Action.

Présentée comme un levier majeur de la transition climatique, la finance durable vit une période difficile. Les engagements annoncés par les grandes institutions financières n’ont pas résisté bien longtemps, fragilisés notamment par des pressions politiques et juridiques contre-productives. Les revers et les départs observés au sein de la « Net-Zero Banking Alliance » (NZBA) illustrent ce désarroi.

Pourtant, dans un contexte toujours marqué par l’urgence climatique et les défis énergétiques, comment redonner un cap clair — un second souffle — à la finance durable ? Et quel rôle la Suisse pourrait-elle jouer dans cette reconstruction ?

Voici déjà le quatrième volet de notre série d’interviews consacrée à la finance durable avec Sarah Perreard, co-directrice d’Earth Action.

Globalement l’impression est qu’au sein des grandes banques comme des sociétés cotées en Bourse, la question climatique n’est clairement plus prioritaire pour les actionnaires. Partagez-vous cette analyse ?

Nous ne partageons pas totalement ce constat. Certes, certains acteurs — notamment aux États-Unis — s’éloignent du discours ESG sous la pression politique. Mais en Europe, la dynamique évolue différemment. L’exemple du fonds de pension néerlandais PFZW est parlant : il a retiré près de 15 milliards d’euros de BlackRock, et un montant comparable de Legal & General, faute d’alignement sur les enjeux climatiques et sur la gouvernance durable. Ce geste illustre une tendance plus large : de plus en plus d’investisseurs européens réorientent leurs capitaux vers des gestionnaires alignés avec leurs valeurs, quitte à accepter des coûts plus élevés.

Pour ces investisseurs, la durabilité est devenue un pilier stratégique, au même niveau que le rendement financier et la maîtrise des risques. Chez Earth Action, nous accompagnons déjà ce mouvement. Avec l’assureur-banquier néerlandais a.s.r., nous mesurons par exemple l’empreinte plastique de leurs portefeuilles et ses impacts sur la santé humaine. C’est un signal fort : certains acteurs vont désormais au-delà de la simple conformité.

Aujourd’hui, investir durablement ne relève plus du militantisme : c’est une stratégie rationnelle pour anticiper la transition.

Dans le contexte actuel, est-il vraiment possible d’investir de manière durable ?

Oui. Investir durablement est non seulement possible, mais de plus en plus incontournable. La durabilité n’est pas une classe d’actifs à part : c’est un prisme d’analyse des risques et des opportunités. Ignorer les coûts climatiques, réglementaires ou liés aux ressources, c’est exposer un portefeuille à des pertes futures.

Les opportunités, elles, se multiplient. Dans le domaine du plastique par exemple, les solutions en amont (réemploi, substitution, réduction à la source) représentent près de la moitié du potentiel de réduction des fuites, mais reçoivent encore moins de 5 % des financements circulaires. Les investisseurs qui soutiennent ces modèles innovants se positionnent donc sur un marché d’avenir, porté par les politiques publiques et par une demande croissante.

De nouveaux mécanismes apparaissent également, comme les instruments « outcome-based », qui rémunèrent la performance environnementale vérifiée — par exemple, les tonnes de plastique évitées. Ils montrent qu’il est possible d’allier rendement et impact mesurable. Aujourd’hui, investir durablement ne relève plus du militantisme : c’est une stratégie rationnelle pour anticiper la transition.

Quelle expertise tirez-vous de votre travail de conseil ? De quelle manière les questions de durabilité sont-elles réellement prises en compte au sein des entreprises ?

Notre expérience montre que les entreprises ne s’engagent pas toutes pour les mêmes raisons. Pour certaines, il s’agit avant tout de répondre à leurs engagements publics et aux exigences des investisseurs. Les grandes sociétés qui se sont fixées des objectifs de neutralité carbone ou de circularité doivent entraîner leurs fournisseurs — en particulier les PME — dans cette dynamique.

Pour d’autres, la durabilité devient un levier d’innovation. De nouvelles solutions, comme le réemploi, la substitution de matériaux ou le recyclage avancé, permettent de convaincre une clientèle exigeante, à condition d’en démontrer la performance au moyen d’analyses de cycle de vie (ACV). C’est précisément ce que nous faisons avec plusieurs PME innovantes et de grands groupes.

À ces motivations s’ajoutent des considérations plus pragmatiques : réduire les coûts énergétiques, sécuriser les chaînes d’approvisionnement ou anticiper les réglementations. « L’insetting », par exemple, consiste à investir dans des projets durables directement au sein de sa chaîne de valeur — comme des plantations agricoles — afin de renforcer résilience et productivité. Sur le plan de la conformité, des cadres tels que la CSRD, le CDP, la taxonomie européenne ou encore le PPWR obligent désormais les entreprises à mesurer et divulguer leurs impacts.

Enfin, la durabilité est devenue un facteur clé d’attractivité. Les jeunes générations veulent travailler dans des entreprises crédibles, capables de démontrer un impact réel.

Les tests PACTA, qui ont couvert près de 3 000 milliards de francs d’actifs, ont révélé que la majorité des portefeuilles suisses ne sont pas alignés avec les objectifs de l’Accord de Paris.

De manière similaire aux critères ESG, ne faudrait-il pas une refonte complète du terme finance durable, afin de tracer une nouvelle voie et retrouver la dynamique survenue à Paris 2015 ?

Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de bla-bla autour de l’ESG. Pour que la finance durable retrouve sa crédibilité, il faut revenir à l’essentiel : poser les bonnes questions et mesurer ce qui compte vraiment.

L’un des angles les plus prometteurs consiste à ne plus seulement classer les entreprises sur leur empreinte négative (footprint), mais aussi sur leur handprint — leur capacité à générer des externalités positives. Aider leurs clients à réduire leurs émissions, prévenir les fuites plastiques, restaurer des écosystèmes : voilà ce qui traduit un impact transformateur, au-delà de la simple conformité.

Mais la question est aussi culturelle. Le monde de la finance reste accro au mot « croissance », alors que la croissance telle qu’on la connaît aujourd’hui n’est plus soutenable. Il est temps de passer du narratif de la croissance à celui de la prospérité partagée. La sobriété doit être perçue non comme une punition, mais comme un levier positif : optimiser les ressources, réduire le gaspillage, renforcer la résilience. C’est un changement profond, presque philosophique, mais indispensable pour redonner du sens à la finance durable.

Avec des événements comme « Building Bridges », la Suisse ne devrait-elle pas tout faire pour s’assurer un rôle de leader dans le domaine de la finance durable ?

Oui, clairement. La Suisse n’a pas seulement un rôle à jouer, elle porte une responsabilité particulière. Elle gère une part considérable des fortunes privées et institutionnelles à l’échelle mondiale. Les tests PACTA, qui ont couvert près de 3 000 milliards de francs d’actifs, ont révélé que la majorité des portefeuilles suisses ne sont pas alignés avec les objectifs de l’Accord de Paris. Les choix d’allocation du capital en Suisse ont donc un impact direct et planétaire.

Au-delà de la finance, le pays abrite les sièges de grandes entreprises globales dans des secteurs clés (pharmaceutique, agroalimentaire, chimie, luxe, logistique), dont les décisions dépassent largement ses frontières. La Suisse bénéficie aussi d’une longue tradition de gouvernance et de diplomatie, qui lui confère une légitimité pour contribuer à définir les standards internationaux.

Enfin, son écosystème d’innovation — hautes écoles (EPFL, ETH, universités), start-ups et PME — ainsi que son rôle d’hôte d’organisations et de conférences internationales, comme INC-5.2 à Genève, renforcent ce potentiel unique. Building Bridges illustre cette vocation : faire de la Suisse une plateforme où finance, entreprises et société civile peuvent construire ensemble un narratif crédible de prospérité durable.

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