« La décarbonation du secteur touristique n'en est encore qu'à ses balbutiements »

Entretien avec Adrian Müller, chef de projet scientifique, enseignant et directeur d'études à l'Université de Berne.

« La décarbonation du secteur touristique n'en est encore qu'à ses balbutiements »
Adrian Müller, chef de projet scientifique, enseignant et directeur d'études à l'Université de Berne.

Fin 2024, une étude publiée dans « Nature Communications » montrait que, à lui seul, le secteur touristique était en 2019 responsable de 8,8 % du réchauffement climatique d’origine anthropique.

Après la brève parenthèse du Covid, selon le Conseil mondial du voyage et du tourisme (WTTC), la contribution du voyage et du tourisme aux émissions totales de gaz à effet de serre dans le monde atteignait encore 6,5 % en 2023. Dans un monde contraint de se décarboner au plus vite, le tourisme aura donc clairement un rôle à jouer.

Mais comment évoluent les mentalités tant au sein de la population suisse que de l'industrie touristique mondiale ? On en parle cette fois avec Adrian Müller, chef de projet scientifique, enseignant et directeur d'études à l'Université de Berne.

D’après vos observations, quelles sont les nouvelles envies de voyage des Suisses ?

Les Suisses voyagent beaucoup : en 2023, 89 % de la population a effectué au moins un voyage avec nuitée, avec une moyenne de 2,9 voyages par personne. Environ 36 % de ces séjours ont eu lieu en Suisse, tandis que l’étranger reste dominé par des destinations proches comme l’Allemagne, l’Italie et la France. Les séjours de longue durée (10 à 24 jours) et les voyages en solo sont en forte hausse, notamment chez les jeunes (Gen Z) et les baby-boomers.

Lors du choix de la destination, les critères les plus importants sont la sécurité (49 %), le rapport qualité-prix (47 %), le climat (46 %) et la cuisine locale (43 %), reflétant une préférence pour un tourisme confortable, prévisible et axé sur le plaisir. Enfin, d’après un sondage de TUI réalisé en 2025, les réseaux sociaux influencent de plus en plus les décisions de voyage, tandis que les séjours mêlant travail et loisirs (Bleisure) ainsi que les voyages multi-générationnels gagnent en popularité.

Près de 50 % des émissions mondiales du tourisme sont dues aux trajets aller et retour - et ce sont surtout les voyages en avion, en particulier sur les longues distances.

Quelle importance les enjeux écologiques ont-ils actuellement dans leur choix de vacances ?

Selon Booking.com (2025), 71 % des voyageurs suisses considèrent les voyages durables comme importants, ce qui témoigne d’une conscience écologique bien ancrée. Toutefois, un écart notable subsiste entre cette attitude et le comportement réel, un phénomène connu sous le nom d’« Attitude-Behaviour Gap ».

De nombreux voyageurs se sentent par exemple découragés par la diversité des labels, des informations peu claires et le manque d'impact de leurs décisions. Beaucoup estiment d’ailleurs que la responsabilité en matière de durabilité incombe davantage aux entreprises ou à l’État. D'ailleurs, bien souvent, il n’existe tout simplement pas d'alternatives concrètes permettant de payer davantage au bénéfice d'offres durables.

Malgré cela, plus de la moitié des voyageurs déclarent que des expériences de voyage durables les encouragent à adopter des comportements plus respectueux de l’environnement au quotidien — la volonté est présente, mais la mise en pratique reste souvent complexe.

La Suisse en fait-elle suffisamment pour décarboner sa filière du tourisme ?

De nombreux progrès ont déjà été réalisés en Suisse : les transports publics y occupent une place importante, les hébergements énergétiquement efficaces sont encouragés, et des initiatives comme Swisstainable ou le Centre de compétence pour le développement durable (KONA) soutiennent une transition vers un tourisme plus respectueux de l’environnement.

Toutefois, le tourisme reste un phénomène global : une grande partie des émissions n'est pas générée en Suisse, mais provient des vols internationaux, notamment les longs courriers, difficiles à rendre climatiquement neutres avec les technologies actuelles. Bien que des solutions comme le carburant d’aviation durable (SAF) ou la capture du CO₂ (DAC) existent, elles restent coûteuses, peu développées et nécessitent une coopération internationale pour être vraiment efficace.

Ainsi, malgré les efforts locaux, la décarbonation du secteur touristique n'en est encore qu'à ses balbutiements, d’autant que de nombreux leviers échappent à la compétence nationale. Atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 exigera des actions ambitieuses à la fois au niveau national et international, notamment en matière de mobilité bas carbone, de tarification du CO₂ et de gouvernance touristique mondiale.

La Suisse peut jouer un rôle actif, même si les avancées à l’échelle globale restent lentes. Des initiatives comme la Déclaration de Glasgow ou la journée thématique sur le tourisme à la COP de Bakou marquent néanmoins de premiers pas encourageants.

Aujourd’hui le tourisme mondial génère encore 6,5 % des émissions mondiales de carbone (chiffres de 2023)… Comment la branche pourrait-elle réduire ce bilan selon vous ?

Près de 50 % des émissions mondiales du tourisme sont dues aux trajets aller et retour - et ce sont surtout les voyages en avion, en particulier sur les longues distances, qui génèrent des charges de CO₂ très élevées par personne. Les personnes qui voyagent souvent et loin sont donc celles qui ont le plus grand impact sur le climat. Pour y remédier, il faudrait que les voyageurs adoptent le principe « Avoid – Reduce – Replace – Compensate » :

  • Avoid : éviter les voyages inutiles ou les remplacer par des alternatives virtuelles.
  • Reduce : réduire non pas la durée, mais la distance : privilégier les destinations plus proches ou, pour les voyages lointains, s'y rendre moins souvent mais plus longtemps afin de réduire les émissions par jour de voyage.
  • Replace : remplacer les moyens de transport à fortes émissions par des alternatives plus respectueuses du climat, par exemple l'avion par le train ou la voiture thermique par la voiture électrique.
  • Compensate : compenser les émissions restantes par des projets fiables de protection du climat.

Du côté des prestataires, des investissements dans une mobilité durable sont essentiels : amélioration du réseau ferroviaire international, développement des infrastructures pour l’e-mobilité, promotion du carburant d’aviation durable (SAF) et efficacité accrue des technologies aériennes.

Parallèlement, les 50 % d’émissions restantes liées à l’hébergement, à la restauration et aux activités ne doivent pas être négligées. Là aussi, il existe certains leviers à actionner. Ils incluent la rénovation énergétique des bâtiments, une offre alimentaire régionale et de saison, l’économie circulaire (gestion des déchets, de l’eau et des ressources), ainsi que la promotion d’activités douces comme la randonnée, le vélo ou la culture.

La réduction des émissions carbones liées au tourisme ne sera possible que si les clients et les prestataires prennent ensemble leurs responsabilités - dans le but de rendre les voyages compatibles avec le climat.

Aujourd'hui déjà, le tourisme intérieur y joue déjà un rôle important : en 2023, plus de 20 millions de nuitées ont été effectuées par des autochtones, ce qui correspond à près de la moitié de toutes les nuitées.

Dans « Microvoyage (éditions PUF) », le sociologue français Rémy Oudghiri fait l’apologie du tourisme de proximité… est-ce une piste sérieuse pour le tourisme suisse voire une opportunité pour (re)découvrir son pays et sa région ?

La Suisse présente des conditions idéales pour le micro-tourisme, c'est-à-dire pour des voyages courts, proches du domicile, axés sur la nature, la détente et la décélération. Aujourd'hui déjà, le tourisme intérieur y joue déjà un rôle important : en 2023, plus de 20 millions de nuitées ont été effectuées par des autochtones, ce qui correspond à près de la moitié de toutes les nuitées (source : OFS). Ce chiffre montre l’intérêt croissant des Suisses pour la découverte de leur propre pays.

Des initiatives comme SuisseMobile, qui promeut les loisirs sans voiture (randonnée, vélo, ski de fond, etc.), illustrent comment un tourisme local durable peut être encouragé, souvent en lien avec les transports publics, la gastronomie régionale et la mobilité douce. Cette approche s’inscrit également dans une évolution des stratégies de gestion des destinations : à l’instar de Vienne ou Copenhague, Zurich intègre désormais les habitants dans sa stratégie touristique avec le concept de « Visitor Economy », en valorisant leur rôle dans l’économie locale via la culture, la restauration et les loisirs.

Le micro-tourisme présente ainsi de nombreux avantages : faible empreinte carbone, soutien à l’économie régionale, y compris hors des zones très fréquentées, et amélioration de la qualité de vie grâce à des offres enracinées localement et porteuses de sens pour la population.

Aéroports stressants, sites touristiques bondés, longs vols… Peut-on encore parler de plaisir quand on parle de voyage ?

Oui, mais cela dépend largement de la manière dont on voyage. Ceux qui s’aventurent hors des sentiers battus peuvent découvrir des alternatives paisibles et de grande qualité. De nombreux sondages révèlent que les voyageurs redoutent les lieux surfréquentés ou la fatigue liée aux déplacements. Pourtant, une bonne planification – voyager en basse saison, privilégier le train ou rechercher des expériences locales – permet souvent d’éviter ces désagréments.

Par ailleurs, l’overtourism se concentre généralement sur un nombre limité de destinations ; s’en éloigner ouvre la voie à des expériences plus authentiques et sereines. De plus en plus, la qualité du voyage prime sur la quantité : prendre son temps et voyager de manière consciente permet de vivre un séjour enrichissant, malgré les défis.

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