Depuis son lancement, « Building Bridges » s’est imposé comme le sommet genevois de référence en matière de finance durable, réunissant des acteurs publics et privés, des investisseurs, des ONG et des institutions internationales. Chaque édition souligne l’urgence — et l’opportunité — d’aligner les flux financiers mondiaux avec les enjeux environnementaux, sociaux et climatiques.
L’édition 2025, qui se tiendra du 30 septembre au 2 octobre à Genève, arrive à un moment charnière. Les engagements annoncés par les grandes institutions financières n’ont pas résisté bien longtemps, fragilisés notamment par des pressions politiques et juridiques contre-productives. Les revers et les départs observés au sein de la « Net-Zero Banking Alliance » (NZBA) illustrent ce désarroi.
Pourtant, dans un contexte toujours marqué par l’urgence climatique et les défis énergétiques, comment redonner un cap clair — un second souffle — à la finance durable ? Et quel rôle la Suisse pourrait-elle jouer dans cette reconstruction ? On en parle avec Karen Hitschke, directrice générale de Building Bridges.
Dans l’ensemble, nous vivons une période où les ponts se brisent plus qu’ils ne se construisent, et où les nations préfèrent de plus en plus avancer seules sur de nombreux sujets, y compris le climat. Comment expliquez-vous un tel recul ?
Nous vivons un moment d’incertitude profonde et de changements rapides, qui pousse souvent les sociétés vers la simplicité et la division plutôt que vers la nuance et la connexion. Les gens recherchent des réponses claires, ce qui crée un terrain fertile pour les récits et les leaders polarisants. Le débat respectueux et le compromis deviennent plus difficiles à maintenir, et les systèmes de gouvernance mondiale montrent leurs limites.
Mais même si les vieilles alliances s’effilochent, de nouvelles se forment. Le monde ne se fragmente pas tant qu’il se réorganise. Des pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie jouent un rôle actif, notamment dans l’action climatique. L’Asie progresse rapidement sur les énergies renouvelables et la finance durable, le Brésil et la Colombie développent des cadres pour les marchés du carbone, la biodiversité et la bioéconomie, et des accords bilatéraux avancent même lorsque les processus multilatéraux piétinent.
Ainsi, bien que les mécanismes établis soient sous pression, la collaboration ne disparaît pas… elle évolue. La tâche consiste désormais à élargir la conversation et à inclure davantage de voix, afin que les solutions reflètent toute la diversité des expériences mondiales.
Nous assistons donc moins à un recul qu’à une transition. Une fois les règles et incitations claires, la finance est bien placée pour mobiliser le capital nécessaire à la résilience, à l’innovation et à la croissance.
Les déboires croissants rencontrés par la NZBA apparaissent comme un recul flagrant du secteur bancaire dans la quête d’une finance véritablement durable.… Faut-il déjà acter un divorce entre finance et durabilité ?
La finance répond aux incitations. Quand des externalités comme les émissions, la pollution ou la perte de biodiversité ne sont pas intégrées dans les prix, les rendements paraissent plus élevés qu’ils ne le sont réellement. Nous l’avons déjà vu lorsque les entreprises pouvaient exploiter leur main-d’œuvre jusqu’à ce que la régulation corrige ces distorsions. Il faut la même chose aujourd’hui face à l’exploitation des biens communs. Les marchés du carbone, les plafonds d’émissions et les protections de la nature vont dans cette direction, mais la couverture reste inégale. Là où des cadres existent, la finance réagit.
Le court-termisme est aussi un défi. La durabilité se joue sur des décennies, pas sur des trimestres. Un dirigeant de fonds de pension l’a résumé ainsi : « Oui, nous travaillons par quarts… de siècle. » C’est la définition même de la valeur à long terme, et la raison pour laquelle de nombreux investisseurs institutionnels intègrent désormais le risque climatique et naturel dans leurs décisions.
La durabilité crée aussi des opportunités : énergies renouvelables, véhicules électriques, efficacité et résilience énergétique… Ces investissements deviennent centraux pour la compétitivité future.
La NZBA était volontaire. Ses principes – reporting de portefeuille, plans de transition – étaient ambitieux au départ. Leur succès est qu’ils sont aujourd’hui devenus obligatoires. La question n’est pas si les initiatives volontaires sont dépassées, mais si elles peuvent continuer à relever la barre.
Des vents politiques contraires compliquent encore la situation. Aux États-Unis, certaines banques font face à des procès pour leur participation à des alliances jugées anticoncurrentielles, entraînant du « greenhushing ». Mais dans le même temps, des investisseurs comme Norges Bank ou APG redoublent d’efforts, affirmant que la durabilité est essentielle pour la résilience à long terme.
Il ne s’agit donc pas d’un divorce entre finance et durabilité, mais d’une négociation difficile pour aligner incitations, règles et capitaux sur les réalités d’aujourd’hui.
Dans ce contexte, les banques peuvent-elles réellement défendre l’intérêt de leurs clients tout en défendant le climat ?
Les banques demandent des règles équitables. Elles ont besoin de stabilité, de visibilité et de cohérence réglementaire pour planifier en confiance. Leur premier devoir restera envers leurs clients, mais cela n’exclut pas l’action climatique. Quand la régulation fixe le cadre, les banques peuvent innover et orienter le capital vers le climat et la nature.
Il ne s’agit pas de choisir entre clients et durabilité. Les clients eux-mêmes demandent de plus en plus des solutions de long terme. Les fonds de pension, par exemple, ont une responsabilité intrinsèquement durable. Les banques, elles, peuvent créer les marchés et instruments permettant d’aligner sécurité et durabilité.
Nous assistons donc moins à un recul qu’à une transition. Une fois les règles et incitations claires, la finance est bien placée pour mobiliser le capital nécessaire à la résilience, à l’innovation et à la croissance.
Le principal problème n’est-il pas aujourd’hui lié à l’impression que la finance durable – et même le mot « durabilité » – sont devenus des fourre-tout sans réelle consistance ?
La finance durable a un vrai fondement, mais elle doit être plus précise. Nous parlons de thèmes très différents : émissions, biodiversité, inégalités… chacun demande une approche spécifique. La « transition juste », par exemple, est souvent utilisée de façon vague, alors qu’elle désigne précisément l’équité des transitions climatique et écologique.
Certains domaines conviennent bien à l’investissement privé, quand rendement et bénéfices sociaux s’alignent (santé, inclusion financière). D’autres dépendent de financements publics jusqu’à ce que des cadres créent des opportunités. Et certains, comme l’aide humanitaire ou la paix, sont des préconditions à l’investissement, pas des classes d’actifs.
Le problème n’est donc pas un langage vide, mais le besoin de clarté. La finance durable n’est pas une chose unique : c’est une pratique que nous pouvons tous façonner pour sécuriser l’avenir.
En mettant en avant les faits et les progrès. L’économie est claire : les énergies renouvelables se déploient, les coûts baissent, les investissements augmentent.
De manière similaire aux critères ESG, ne faudrait-il pas une refonte complète du terme finance durable, afin de tracer une nouvelle voie et retrouver la dynamique survenue à Paris 2015 ?
Beaucoup de choses progressent, mais trop d’acteurs travaillent en silos. Ce patchwork est coûteux et inefficace. Ce qu’il faut, c’est de la convergence : plus d’initiatives alignées, plus de coalitions. C’est ce qui permet à la finance de déployer des solutions à grande échelle, comme l’Accord de Paris avait donné une direction commune.
Un exemple est la « Taskforce on Nature-Related Financial Disclosures » (TNFD), lancée à Building Bridges 2023. Elle a rendu le reporting lié à la nature plus cohérent. En 2025, Tony Goldner (TNFD) et Anthony Miller (ONU) lanceront à Genève les « Orientations Modèles pour la Communication Financière liée à la Nature » pour les bourses.
Quelles actions pourraient être menées pour changer le narratif actuel autour de la finance durable, narratif désormais entaché par le déclin de la NZBA ?
En mettant en avant les faits et les progrès. L’économie est claire : les énergies renouvelables se déploient, les coûts baissent, les investissements augmentent. La Suisse a signé 12 accords bilatéraux dans le cadre de l’Accord de Paris, preuve que la coopération fonctionne.
À Building Bridges 2025, plus de 150 propositions d’actions ont été déposées, dont beaucoup sur le climat et la nature. Cela montre que ces enjeux sont centraux pour les praticiens et investisseurs. En valorisant ces réussites, nous pouvons contrer la perception de stagnation. Le marché bouge, le capital circule, les solutions se multiplient. C’est une dynamique d’accélération, pas de recul.
Et en quoi Building Bridges 2025 pourra-t-il contribuer à reconstruire des ponts ?
Le thème « Solutions innovantes et opportunités d’investissement en finance durable » reflète un retour au concret. Il garantit l’implication du secteur lucratif, essentielle pour bâtir des ponts. L’édition 2025 rassemblera plus de 2 000 participants, la moitié venu du monde de la finance, l'autre moitié d'autres secteurs. De nouvelles initiatives comme « Cohorts Connect » ou le « Future Leaders Programme » favorisent des dialogues rares. La Fondation Building Bridges prolongera ensuite ce travail tout au long de l’année, pour transformer les ponts créés à Genève en capitaux et en impacts durables, bien après l’événement et à l’échelle mondiale.