La Suisse ne devrait-elle pas gérer ses émissions de CO₂ comme un déchet ?

« Notre pays devrait avoir le courage politique de réduire une part plus importante de ses émissions à la source. C’est un principe essentiel de notre gestion des déchets : éviter au maximum d’en produire, avant de chercher un moyen pour les traiter », rappelle Adèle Thorens Goumaz.

La Suisse ne devrait-elle pas gérer ses émissions de CO₂ comme un déchet ?
Adèle Thorens Goumaz, ancienne conseillère nationale et aux États, aujourd'hui professeure HES à la HEIG-VD.

En juin 2025, le conseiller fédéral Albert Rösti signe un accord avec la Norvège, autorisant la Suisse à y exporter puis à y stocker du CO₂. Depuis plusieurs années, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) considère la capture et le stockage du carbone comme une piste nécessaire pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Le Conseil fédéral partage cette vision : il estime qu’à l’horizon 2050, 12 millions de tonnes d’équivalents CO₂ « difficilement évitables » seront encore émises chaque année dans notre pays et devront être neutralisées par un moyen ou un autre.

Le peuple suisse s’est déjà prononcé sur la question. La Loi sur le climat, largement acceptée en votation en juin 2023, introduit la notion de « technologies d’émission négative », définies comme « des procédés et techniques visant à extraire de l’atmosphère du CO₂ et à le fixer durablement dans les forêts, les sols, les produits en bois ou d’autres puits de carbone ». Pourtant, lors de la campagne, cet aspect est passé inaperçu.

Des procédés coûteux et incertains

Revenons rapidement sur les enjeux que posent ces « technologies d’émission négative ». Selon le Conseil fédéral, sur les 12 millions de tonnes d’équivalents CO₂ « difficilement évitables », 5 millions proviendront de l’industrie du ciment et de l’incinération de déchets d’origine fossile. Ces émissions pourront être captées directement sur leur lieu de production, puis transportées et stockées, soit par minéralisation dans des sites géologiques, soit par injection dans des cavités rocheuses sous-marines. Le problème : en raison du potentiel limité de stockage géologique en Suisse, une bonne partie de ce CO₂ devra être exporté, nécessitant d’importantes infrastructures au niveau du réseau ferroviaire et maritime, mais aussi sous forme de pipelines.

À cela s’ajoutent 7 millions de tonnes d’équivalents CO₂ « difficilement évitables » liées à l’agriculture et à l’aviation. Ces émissions ne pourront pas, cette fois, être collectées à la source et devront être compensées par des procédés d’extraction et de stockage. L’avantage : une technologie minimisant les transports avec un CO₂ qui peut être extrait de l’atmosphère à proximité de son lieu de stockage. L’inconvénient : une technologie encore peu mature, chère et surtout gourmande en énergie.

Certes, d’autres techniques moins spectaculaires existent encore. Le CO₂ peut par exemple être stocké dans des matériaux de construction ou transformé en charbon végétal par pyrolyse, puis incorporé aux sols. Leur potentiel reste toutefois limité. Quant aux autres puits de carbone naturels — gestion des forêts ou préservation des zones humides —, leur capacité d’absorption est difficile à évaluer et, surtout, peut être réversible.

Il n’existe donc pas de recette miracle. La neutralisation de ces excédents de CO₂ exigera de la Suisse des efforts techniques, logistiques et financiers considérables.

Gérer notre CO2 comme nos déchets

Il n’existe donc pas de recette miracle. La neutralisation de ces excédents de CO₂ exigera de la Suisse des efforts techniques, logistiques et financiers considérables. Ce contexte devrait nous inciter à une réflexion plus fondamentale, voire à un véritable changement de perspective: pourquoi ne pas considérer nos émissions de CO₂ comme des déchets et leur appliquer les principes déjà inscrits dans nos bases légales ? 

Pendant des décennies, la Suisse, comme bien d’autres pays occidentaux, s’est débarrassée à bon compte de ses déchets en les exportant. La Convention de Bâle a mis un terme à ces pratiques. Au début des années 2000, notre pays a adapté sa législation pour imposer une gestion locale des déchets, ainsi que des limites très strictes aux exportations. Gérer nous-mêmes les déchets que nous produisons paraît aujourd’hui une évidence : nous assumons ainsi nos responsabilités. Ne devrions-nous pas traiter nos émissions de CO₂ de la même manière ?

Cela impliquerait un véritable changement de paradigme : plutôt que de définir une quantité d’émissions de CO₂ « difficilement évitables » et de tenter ensuite, par tous les moyens techniques et financiers, de les neutraliser — y compris en les exportant —, ne devrions-nous pas commencer par évaluer la quantité d’émissions résiduelles que nous serions capables de gérer nous-mêmes, puis réduire nos émissions en conséquence ?

La notion de « difficilement évitable » mérite elle aussi d’être interrogée et débattue, car elle comporte sans doute une composante politique. Actuellement, la Suisse émet environ 41 millions de tonnes d’équivalents CO₂ par an. En affirmant qu’il en restera, en 2050, 12 millions de tonnes difficiles à éliminer annuellement, notre pays renonce de fait à réduire à la source 29 % de ses émissions actuelles. Ce chiffre est élevé en comparaison européenne : l’Allemagne ne prévoit, à la même échéance, de capter et stocker que 9 % de ses émissions actuelles.

La proportion d’émissions que l’Union européenne considère comme « incompressible » est également bien plus faible, puisqu’elle représente 12,5 % de ses émissions actuelles. La Suisse se rend ainsi, en comparaison, particulièrement dépendante de technologies de captation et de stockage du carbone coûteuses et encore inabouties, ainsi que de la volonté de pays tiers d’accueillir son CO₂. Est-ce vraiment une bonne solution ? 

Chaque tonne de CO₂ évitée à la source, plutôt que devant être captée et stockée, permettra de réduire nos investissements dans des technologies et des infrastructures coûteuses, tout en renforçant notre autonomie, au bénéfice de tous.

Réduire plutôt que capter et stocker

Notre pays devrait avoir le courage politique de réduire une part plus importante de ses émissions à la source. C’est déjà un principe essentiel de notre gestion des déchets : éviter au maximum d’en produire, avant de chercher un moyen pour les traiter. Les solutions offertes par l’économie circulaire pourraient nous aider à diminuer à la fois la quantité de déchets incinérés et notre consommation de ciment, notamment en favorisant la réutilisation des matériaux. Et si nous privilégions la construction en bois plutôt qu’en béton, nous éviterions non seulement des émissions de CO₂ à la source, mais nous stockerions aussi du carbone à moindre coût dans nos bâtiments.

Il existe aussi une marge de manœuvre pour réduire les émissions liées à l’aviation et à l’agriculture. Même si l’aviation de loisirs et une consommation importante de viande sont aujourd’hui considérées par beaucoup comme des droits acquis, on peut espérer que les habitudes évolueront, au fil des années, vers plus de modération. Une adaptation judicieuse des conditions-cadres pourrait y contribuer.

Chaque tonne de CO₂ évitée à la source, plutôt que devant être captée et stockée, permettra de réduire nos investissements dans des technologies et des infrastructures coûteuses, tout en renforçant notre autonomie, au bénéfice de tous. Une partie de nos émissions est certes « difficilement évitable », mais elle est probablement encore plus difficilement captable, transportable et stockable…

Une motion demandant la création d’une législation spécifique sur la capture et le stockage du carbone a été acceptée par le Parlement ce printemps. Le sujet sera abordé dans le cadre de la politique climatique post-2030. Espérons que l’occasion de mener cette fois un véritable débat public ne sera pas manquée. Il n’est pas trop tard.

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