« La Suisse ne peut pas se permettre d’être une île sur le plan énergétique »
Entretien avec Mauro Salvadori, responsable des affaires publiques chez Alpiq.
Entretien avec Mauro Salvadori, responsable des affaires publiques chez Alpiq.
À Berne, le débat devient électrique. Depuis quelques semaines, notamment depuis la présentation des clauses de l’accord sur l’électricité envisagé entre la Suisse et l’Union européenne, les critiques fusent contre un texte manifestement plus controversé que prévu.
Au cœur de la discorde actuelle : la libéralisation du marché. Alors que les partis commencent à s’écharper sur le sujet, l’occasion est idéale pour aller sonder le secteur à travers une série d’entretiens avec des acteurs de référence. On poursuit cette série avec l'interview de Mauro Salvadori, responsable des affaires publiques chez Alpiq.
Premièrement, quelle est votre position sur cet accord ? Le jugez-vous toujours aussi essentiel pour l’avenir énergétique de la Suisse ?
La Suisse ne peut pas se permettre d’être une île sur le plan énergétique. Notre pays dispose de 41 points de connexion au réseau européen. Ce n’est qu’à travers un accord que nous pourrons pleinement tirer parti des avantages de cette interconnexion. Un accord sur l’électricité renforcerait notre sécurité d’approvisionnement en nous permettant de bénéficier des capacités européennes, surtout en hiver, tout en offrant à l’Europe la flexibilité de nos centrales hydroélectriques.
L’une des sources de discorde est autour de la libéralisation du marché qui serait surtout profitable aux producteurs et moins aux GRD. Votre réaction ?
La libéralisation complète du marché de l’électricité profite à la fois aux consommateurs, aux producteurs et aux gestionnaires de réseau de distribution (GRD), en réduisant les coûts du système et en améliorant son efficacité. Les consommateurs ne sont plus soumis à un monopole et peuvent librement choisir leur fournisseur, tout en bénéficiant d’une offre de base garantie s’ils le souhaitent.
Les producteurs accèdent à des capacités européennes compétitives et peuvent mieux valoriser leur production, sans devoir surinvestir en Suisse. Les GRD bénéficient d’un réseau plus stable et de coûts réduits pour la constitution de la réserve hivernale. La concurrence stimule l’innovation et renforce la performance globale du système électrique. Enfin, elle dynamise l’économie suisse et offre davantage de liberté aux PME.
Et comment réagissez-vous aux multiples interventions de Pierre-Yves Maillard dénonçant l’accord — interventions dans lesquelles il évoque un risque de sous-investissement dans les futures capacités de production d’électricité en Suisse, mais aussi une spéculation excessive, voire un accord qui freinerait « la lutte contre le changement climatique » ?
Alpiq est une entreprise européenne dont le siège et les racines sont suisses. Notre engagement envers la Suisse est clair : la majeure partie de nos investissements y est réalisée. Depuis 2017, nous avons investi près de 1,3 milliard de francs dans la sécurité d’approvisionnement et la transition énergétique, dont 80 % en Suisse.
Rien qu’en 2024, ce sont 124 millions de francs qui ont été investis sur le territoire national. Sur la période 2022–2024, cela représente 365 millions de francs consacrés à des projets en Suisse. Nous portons notamment cinq grands projets hydroélectriques issus du processus de la Table ronde. Leur concrétisation ne dépend pas d’un accord international, mais bien de notre capacité collective à les faire avancer dans des délais raisonnables.
C’est pourquoi nous soutenons pleinement la loi sur l’accélération des procédures, actuellement débattue au Parlement. Seul ce cadre national permettra de débloquer les investissements indispensables à la transition énergétique.
L’accord n’aura aucune incidence sur notre volonté d’investir en Suisse. Cette volonté est claire et constante.
Est-ce que cet accord n'est pas la porte ouverte pour vous convaincre – vous, les producteurs nationaux – à aller investir toujours plus à l'étranger plutôt que de développer de nouvelles capacités de production en Suisse ?
Non. L’accord n’aura aucune incidence sur notre volonté d’investir en Suisse. Cette volonté est claire et constante. Avec nos partenaires, nous préparons par ailleurs près d’un milliard de francs supplémentaires pour développer nos capacités dans le renouvelable et le stockage. Ce qui détermine nos investissements, c’est la faisabilité concrète des projets en Suisse — et non l’accord sur l’électricité avec l’Union européenne.
Cette ouverture du marché ne risque-t-elle pas de déboucher sur une consolidation au sein des fournisseurs, ainsi que le risque de faire face à de gros et puissants concurrents européens ?
L’ouverture du marché vise avant tout à offrir davantage de liberté de choix aux consommatrices et consommateurs, en particulier aux PME, qui, aujourd’hui, n’ont souvent pas d’alternative. Alpiq n’est pas active dans la distribution : nous ne fournissons pas les petits consommateurs, qui continueront à bénéficier de la fourniture de base à prix régulés. Une éventuelle consolidation du marché relèverait de décisions locales, indépendamment de l’accord sur l’électricité ou de l’ouverture du marché.
Faudrait-il un engagement de la Confédération à soutenir le secteur pour maintenir les investissements dans le réseau et plus spécifiquement dans les énergies renouvelables ?
La loi sur l’énergie actuellement en vigueur prévoit le développement des énergies renouvelables en Suisse. Le projet de loi pour l’accélération des procédures (« Beschleunigungserlass »), actuellement examiné par le Parlement, vise à faciliter l’extension des infrastructures et à accélérer les procédures pour les projets éoliens, solaires et hydroélectriques. Par ailleurs, le projet de loi « Netzexpress » a pour objectif d’accélérer l’approbation des projets de construction des réseaux électriques. Ces réformes ont pour but de garantir une production d’électricité plus durable et plus locale.
En cas de non-accord, la Suisse deviendrait simple spectatrice et n’aurait plus son mot à dire sur la planification et l’organisation du marché européen.
L’argument selon lequel cet accord serait nécessaire en cas de nouvelle crise énergétique en Europe — comme en 2022 — est-il réellement défendable ? Car en cas de pénurie majeure, le risque n’est-il pas que chaque État privilégie avant tout ses propres intérêts, quels que soient les accords en vigueur ?
Certes, la Suisse doit renforcer ses propres capacités de production hivernales, notamment à travers les projets issus de la Table ronde sur l’énergie hydraulique. Mais l’autarcie énergétique n’est ni réaliste ni réalisable. Grâce à son intégration européenne, la Suisse peut améliorer ses capacités d’importation en hiver et mieux valoriser sa production hydraulique, complémentaire au nucléaire français, aux énergies renouvelables allemandes et au gaz italien. Un accord sur l’électricité avec l’Union européenne est donc indispensable pour garantir la poursuite des échanges transfrontaliers.
Comment envisager l’avenir en cas d’un scénario de no deal pour l’avenir du réseau électrique suisse ?
En cas de non-accord, la Suisse deviendrait simple spectatrice et n’aurait plus son mot à dire sur la planification et l’organisation du marché européen. Cette situation entraînerait des transits d’énergie difficilement maîtrisables, car la Suisse serait exclue des mécanismes d’allocation des capacités, ce qui limiterait l’efficacité de l’exploitation des moyens de production pour gérer les congestions.
Par ailleurs, un non-accord fermerait l’accès aux plateformes européennes d’énergie de réglage, essentielles pour permettre à Swissgrid d’assurer une exploitation du réseau non seulement plus sûre, mais aussi plus économique.