«La libéralisation du marché remettra en question la notion même de GRD »

Entretien avec Cristina Pastoriza, nouvelle directrice de l’association Multidis, qui regroupe une vingtaine de distributeurs multifluides.

«La libéralisation du marché remettra en question la notion même de GRD »
Cristina Pastoriza, nouvelle directrice de l’association Multidis.

À Berne, le débat devient électrique. Depuis quelques semaines, notamment depuis la présentation des clauses de l’accord sur l’électricité envisagé entre la Suisse et l’Union européenne, les critiques fusent contre un texte manifestement plus controversé que prévu.

Au cœur de la discorde actuelle : la libéralisation du marché. « Dès l'entrée en vigueur de l'accord sur l'électricité, tous les consommateurs pourront choisir librement leur fournisseur et ne seront plus liés à l'approvisionnement de base défini aujourd'hui par le gestionnaire local du réseau de distribution », indique le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) dans un communiqué.

Parmi les voix politiques les plus virulentes contre cet accord figure Pierre-Yves Maillard. « Les acteurs d’un marché de l’électricité entièrement libéralisé auraient intérêt à créer une pénurie et à faire grimper les prix. Par conséquent, l’accord entraînerait de fortes fluctuations tarifaires, de la spéculation et des pannes de courant », estime l’actuel président de l'Union syndicale suisse. À l’inverse, Aline Trede, cheffe du groupe parlementaire des Verts (BE), juge cet accord avec l’UE indispensable à la transition énergétique.

Alors que les partis politiques commencent à s’écharper sur le sujet, l’occasion est idéale pour aller sonder le secteur à travers une série d’entretiens réalisés avec des acteurs de référence. On entame cette série avec Cristina Pastoriza, nouvelle directrice de l’association Multidis, qui regroupe une vingtaine de distributeurs multifluides.

Premièrement, quelle est votre position sur cet accord ? Le jugez-vous toujours aussi essentiel pour l’avenir énergétique de la Suisse ?

Nous restons en effet convaincus qu'une bonne intégration de la Suisse dans le marché européen de l’électricité est essentielle pour garantir la stabilité de notre réseau, l’accès aux plateformes de marché européennes ainsi que nos capacités d’importation.

L’une des sources de discorde concerne la libéralisation du marché, qui représenterait un obstacle majeur à l’approvisionnement de base… Mais cet approvisionnement de base est-il réellement une option financière intéressante pour les GRD ?

C’est une question très pertinente. D’après les informations disponibles à ce stade, la libéralisation s’accompagnerait du maintien d’un modèle d’approvisionnement de base pour les clients consommant moins de 50 000 kWh par an. Toutefois, ce modèle sera probablement fortement régulé : les fournisseurs d’approvisionnement de base risquent ainsi d’être confrontés à une véritable quadrature du cercle — proposer une offre suffisamment attractive face à la concurrence du marché libre, tout en répondant à de nombreuses exigences coûteuses en matière de conditions tarifaires et contractuelles. Et tout cela devra être réalisé avec un bénéfice financier modeste…

Aujourd'hui déjà, avec les dispositions de la nouvelle Loi pour l'électricité (« Mantelerlass »), le bénéfice réalisé sur l'approvisionnement de base a été divisé par deux au moins, atteignant moins de 1 % du chiffre d’affaires dans de nombreux cas. Ce bénéfice pourrait même se transformer en perte nette si la position défendue par l’ElCom — qui refuse d’autoriser l’intégration, dans les tarifs, des coûts liés aux reventes nécessaires pour équilibrer l’offre et la demande — devait être maintenue.

C’est un sujet dont on parle très peu, mais qui représente une menace existentielle pour les gestionnaires de réseau de distribution. La loi oblige les GRD à s’approvisionner longtemps à l’avance pour les clients au tarif régulé, sans leur permettre ensuite d’ajuster leur approvisionnement en fonction de la demande réelle — c’est absurde. Si l’on ajoute à cela l’obligation faite aux GRD de reprendre l’énergie solaire injectée dans leur réseau à un prix minimal potentiellement bien supérieur aux prix de marché, on obtient un cocktail toxique parfait.

Nous restons convaincus qu’un grand nombre de consommateurs suisses — même dans un marché libéralisé — continueront à privilégier une électricité d’origine renouvelable et nationale.

Quelle est votre réaction aux multiples interventions de Pierre-Yves Maillard dénonçant l’accord — interventions dans lesquelles il évoque un risque de sous-investissement dans les futures capacités de production d’électricité en Suisse, mais aussi une spéculation excessive, voire un accord qui freinerait « la lutte contre le changement climatique » ?

Dans la mesure où la production d’électricité renouvelable en Suisse est aujourd’hui soutenue via le modèle d’approvisionnement de base, il est effectivement légitime de se demander comment ce soutien sera assuré dans le cadre d’un marché entièrement ouvert. Le détail de l’accord avec l’UE n’a pas encore été publié, mais le Conseil fédéral a d’ores et déjà indiqué que la priorité accordée à la production indigène dans le produit électrique standard, prévue à partir de 2028, devra être supprimée en cas d’accord.

Nous sommes malgré tout moins pessimistes que Pierre-Yves Maillard : nous restons convaincus qu’un grand nombre de consommateurs suisses — même dans un marché libéralisé — continueront à privilégier une électricité d’origine renouvelable et nationale. Par ailleurs, la demande d’électricité devrait augmenter avec l’électrification croissante de la société.

Reste la question de savoir si les producteurs continueront à investir sur le long terme, alors qu’ils seront a priori rétribués au prix du marché, et non plus en fonction de leurs coûts de revient. Le cas échéant, il faudra envisager d’autres mécanismes de soutien afin de garantir un retour sur investissement.

Enfin, nous partageons effectivement le doute exprimé par Pierre-Yves Maillard quant aux bénéfices réels qu’une ouverture complète du marché apporterait aux clients particuliers. Il nous semble évident que l’intérêt principal de cet accord avec l’Union européenne ne réside pas dans la libéralisation du marché, mais bien dans l’intégration de la Suisse au marché européen de l’électricité — intégration qui devrait, à terme, bénéficier aussi aux consommateurs finaux.

Cette ouverture du marché ne risque-t-elle pas de déboucher sur une consolidation accélérée du secteur, notamment pour les GRD de petite ou moyenne taille ?

Comme déjà mentionné, les GRD subissent aujourd’hui une pression financière croissante. Ils doivent en outre faire face à une avalanche de nouvelles régulations, parfois mal pensées et difficiles à absorber — même pour des acteurs de grande taille. Ces facteurs, combinés à une rentabilité faible voire inexistante sur l’activité de fourniture d’énergie, risquent effectivement d’inciter certains GRD à repenser leur modèle d’affaires, voire à se recentrer exclusivement sur leur rôle d’exploitant du réseau de distribution.

L’accord avec l’UE, et la libéralisation qu’il implique, remettent en question la notion même de « GRD » telle qu’elle est comprise aujourd’hui en Suisse. En effet, l’activité de fourniture d’énergie — y compris l’approvisionnement de base — relèvera à l’avenir du fournisseur, et non plus du gestionnaire de réseau. Cela signifie que l’ensemble de notre cadre législatif, y compris la nouvelle Loi sur l’électricité votée en 2024, ainsi que ses ordonnances récemment publiées, seront rapidement obsolètes.

L’argument selon lequel cet accord serait nécessaire en cas de nouvelle crise énergétique en Europe — comme en 2022 — est-il réellement défendable ? Car en cas de pénurie majeure, le risque n’est-il pas que chaque État privilégie avant tout ses propres intérêts, quels que soient les accords en vigueur ?

En cas de crise majeure, il n’est en effet pas exclu que le principe de l’intérêt « national » prévale. Cela dit, l’objectif principal de cet accord n’est pas de servir de réponse à une situation de crise extrême, mais bien de garantir la stabilité du réseau électrique suisse, de nous assurer l’accès aux plateformes de marché européennes, et d’éviter toute restriction sur nos capacités d’importation d’énergie.

Que se passerait-il en cas de « no deal » pour l’avenir du réseau électrique suisse ? 

La Suisse étant géographiquement située au cœur de l’Europe, d’importants flux d’électricité transitent chaque année par son réseau — des volumes qui dépassent largement sa propre consommation. Dans ce contexte, il paraît difficilement concevable qu’aucun accord « technique » ne soit trouvé à terme. La véritable question sera celle du coût de cet accord pour la Suisse.

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