Les nouveaux rôles du réseau électrique

Les infrastructures permettant d'acheminer l'électricité joueront un rôle essentiel dans le processus de décarbonation. Mais il ne suffira pas de les renforcer : elles devront inclure de nouvelles fonctions et diverses synergies devront être exploitées.

Les nouveaux rôles du réseau électrique
Ces prochaines décennies, la consommation annuelle suisse d’électricité va fortement augmenter.

Nous reproduisons ici ce décryptage sur les réseaux électriques suisses, un article publié au début du mois de février 2025 dans la revue « Bulletin.ch » d'Electrosuisse et signé par Roger Nordmann, l'ex-conseiller national, aujourd'hui conseiller en stratégie chez Approche Nordmann, président de l’Association Smart Grid Suisse (VSGS), membre du Conseil d’administration de Groupe  E  SA et président de celui de Planair SA.


Le réseau électrique constitue l’infrastructure la plus importante pour atteindre la neutralité climatique. Il est en effet indispensable pour acheminer l’électricité produite à partir de sources d’énergie renouvelables, appelée non seulement à couvrir nos besoins actuels en électricité, mais aussi, au fur et à mesure de la décarbonation, à remplacer la majeure partie des énergies fossiles exploitées actuellement.

L’électricité deviendra ainsi notre principale source d’énergie. Une solution d’autant plus intéressante que le remplacement des énergies fossiles par de l’électricité renouvelable est souvent accompagné d’un important gain d’efficacité.

Produire assez d’électricité à tout moment

Ces prochaines décennies, la consommation annuelle suisse d’électricité va donc fortement augmenter, et ce, essentiellement dans les secteurs de la mobilité, des bâtiments et de l’industrie. Par exemple, afin de remplacer la totalité des quelque 55 TWh d’énergie consommés actuellement sous forme de diesel et d’essence dans le domaine de la mobilité, la consommation électrique annuelle induite par l’électrification des véhicules pourrait passer de 0,4 TWh aujourd’hui à environ 17 TWh en 2050. Les moteurs électriques étant beaucoup plus efficaces que leurs ancêtres thermiques, cela représente une réduction de près de 70% de l’énergie utilisée.

Ensuite, l’assainissement des bâtiments chauffés aux énergies fossiles passera, pour une part substantielle, par le remplacement des anciennes chaudières par des pompes à chaleur. Là aussi, il sera possible de diviser par un facteur trois ou quatre l’énergie consommée pour le chauffage. Si l’on poursuit en outre les efforts en matière d’isolation et d’utilisation d’autres sources renouvelables telles que le bois, le besoin additionnel d’électricité pour cette transition pourrait être d’environ 6 TWh/an, consommés essentiellement pendant l’hiver. À noter que ce chiffre tient aussi compte des économies qui seront effectuées grâce au remplacement progressif des chauffages électriques directs.

Enfin, l’électricité nécessaire à la décarbonation de l’industrie doit aussi être prise en considération. Il s’agit ici de remplacer environ 17 TWh d’énergie provenant de combustibles fossiles. Ce domaine est plus délicat, car les deux tiers de cette énergie sont consommés au cours de processus nécessitant des niveaux de température dépassant largement les 100°C, et donc hors de portée des pompes à chaleur. Il n’y aura ainsi pas de gain automatique d’efficacité lors de la substitution du gaz et du mazout par de l’électricité. De plus, pour décarboner les processus à haute température, l’utilisation de gaz renouvelable est souvent incontournable. Le potentiel de biogaz n’étant de loin pas suffisant, le gaz renouvelable devra être produit à partir des surplus de production d’électricité estivaux.

Dans l’équation, il importera aussi de tenir compte de l’équilibre saisonnier. Ainsi, la Suisse aura besoin de 76 TWh de courant solaire par an après l’arrêt de la dernière centrale nucléaire pour raison d’âge, ce qui correspond à environ 13 fois la production photovoltaïque actuelle. En outre, les barrages devront être rehaussés rapidement, conformément à la décision populaire de juin 2024, pour disposer de 2 TWh supplémentaires de stockage hivernal.

Enfin, il sera nécessaire de produire annuellement 6 TWh d’électricité grâce à l’énergie éolienne, cette production étant majoritairement hivernale. C’est d’ailleurs essentiellement sur ce dernier point que la Suisse est très en retard: la production éolienne n’y atteint actuellement qu’environ 0,17 TWh/an, contre 9 TWh/an en Autriche.

Les agents énergétiques de l’industrie en 2019 (sans les carburants de véhicules, comptabilisés dans les transports).

Moins de cuivre et plus de stockage

Au vu de ces chiffres, il est évident que le réseau électrique constitue un élément déterminant de cette transformation. Dans sa conception actuelle, ses fonctions sont néanmoins limitées: incapable de stocker l’électricité, il est traditionnellement dimensionné de manière à pouvoir faire face à la plus grande pointe de puissance à transporter, en incluant une marge de sécurité.

L’approche conventionnelle pour répondre aux futures exigences consisterait à renforcer le réseau selon la logique « more of the same ». Un élargissement des fonctions du réseau serait toutefois nettement plus prometteur, sachant qu’une part croissante de l’électricité sera produite à proximité de son lieu de consommation. Si le réseau est équipé d’éléments permettant un stockage de l’électricité près des installations de production, le besoin de transport – et donc d’extension du réseau – diminue. On opère ainsi un « trade-off ».

Concrètement, pour le stockage à court terme, le réseau peut être équipé de batteries décentralisées qui permettront de stocker temporairement l’électricité et de la redistribuer quelques heures ou quelques jours plus tard. Le réseau peut également être doté d’électrolyseurs permettant de transformer les surplus d’électricité en hydrogène.

Ce gaz renouvelable peut ensuite être utilisé tel quel dans l’industrie ou transformé en méthane et injecté dans le réseau de gaz naturel. Cette opération ouvre la voie à un stockage à plus long terme, car le méthane est facile à emmagasiner, même si pour l’instant la Suisse ne dispose pas des réservoirs adéquats. Cette interconnexion de la distribution électrique avec le réseau de gaz met en place ce que l’on appelle la convergence des énergies.

Les divers atouts des batteries stationnaires

Grâce à ces approches, le réseau peut faire bien davantage que transporter de l’électricité. En été, les batteries permettent de stocker le courant solaire produit pendant la journée et de répartir son transport sur 24 h. Ainsi, une ferme isolée équipée de batteries pourra, par exemple, disposer d’une installation photovoltaïque nettement plus puissante que la capacité de sa ligne de raccordement et mettre à disposition de l’électricité pendant la nuit.

À toutes les saisons, les batteries permettent aussi de faire face aux pics de puissance générés par la recharge des véhicules électriques en fin de journée, et ce, sans avoir à renforcer le réseau. En été, elles stockent localement le courant photovoltaïque produit lorsque le soleil brille. En hiver, leur recharge à partir de la production hydroélectrique et éolienne est répartie sur toute la journée. Ceci leur permet ensuite de soulager la forte demande d’électricité en soirée.

Les batteries peuvent, de plus, servir à la redondance et à la sécurité du réseau: au vu de la part croissante de l’électricité dans le mix énergétique, cet aspect gagne en importance. Elles permettent en outre d’encaisser les variations imprévues, fort coûteuses en énergie de réglage. Enfin, le fait de disposer d’électricité d’origine photovoltaïque également pendant la nuit permet de faire fonctionner les électrolyseurs 24 h/24 pendant les six mois d’été – et pas seulement pendant quelques centaines d’heures par année –, ce qui réduit massivement les coûts unitaires de l’hydrogène.

Pour pouvoir permettre le stockage local à court terme nécessaire pour la transition énergétique, ces batteries stationnaires devraient disposer d’une capacité totale d’un ordre de grandeur de 70 GWh, ce qui correspond à un cinquième du volume futur des batteries des voitures électriques. Et comme elles n’ont pas besoin d’être légères, des technologies sans lithium sont tout à fait envisageables, par exemple la technologie sodium-ion.

Une synergie inédite à exploiter

Ces nouvelles aptitudes du réseau permettent d’aborder de manière beaucoup plus intelligente la décarbonation de l’industrie et de l’approvisionnement électrique hivernal. Il existe en effet une synergie insoupçonnée dans la maîtrise de ces deux enjeux. Mais avant de revenir sur ce point, il convient de relativiser une piste souvent évoquée, mais peu réaliste, pour assurer l’approvisionnement hivernal.

Cette option discutable consiste à transformer un surplus d’électricité estivale en gaz, à le stocker pendant des mois, puis à le reconvertir en électricité pendant l’hiver. Or, il s’agit d’une fausse bonne idée, et ce, pour deux raisons. D’une part, cette double transformation induit des pertes très importantes. Il faut en effet environ 3 kWh d’électricité estivale pour aboutir à 1 kWh d’électricité disponible en hiver. D’autre part, les quantités de gaz à stocker sont énormes: pour disposer de 10 TWh d’électricité hivernale, il serait nécessaire de stocker 20 TWh de gaz renouvelable, étant donné les pertes liées à la reconversion du gaz renouvelable en électricité. Et encore, ce chiffre n’inclut pas le stockage du gaz renouvelable nécessaire à l’industrie.

Cette approche n’est donc pas la bonne. La clé de la synergie consiste plutôt à réserver le gaz de synthèse pour la haute température dans l’industrie. La stratégie « solaire, syngaz et industrie » (SSI) permet d’éviter les pertes liées à la reconversion en électricité. Ce choix implique de dimensionner plus généreusement la production annuelle d’électricité, de manière à en avoir assez en hiver sans devoir en produire au moyen de gaz de synthèse. En réservant pour l’industrie le gaz de synthèse produit à partir de l’excédent estival de production électrique, la décarbonation des processus industriels à haute température peut être réalisée quasiment sans augmenter la consommation électrique hivernale.

Les profils de production et de consommation de l’électricité, en été et en hiver, pour la stratégie SSI (solaire, ­syngaz et industrie).

Un réseau soulage l’autre

Le réseau électrique doté de ces nouvelles aptitudes, et en particulier de batteries stationnaires, constituera un atout-maître pour produire le gaz de synthèse. Il deviendra dès lors possible d’étaler sur 24 h l’utilisation de l’électricité des pics estivaux pour les valoriser dans la production de gaz de synthèse. Au vu de la dispersion géographique des zones industrielles et des innombrables toitures solaires, il vaut la peine de décentraliser les électrolyseurs de manière à utiliser l’hydrogène le plus localement possible. Ceci permet d’éviter d’avoir à renforcer les capacités du réseau électrique pour le transport à moyenne et longue distance. Les réserves de capacité dans les parties décentralisées du réseau sont, quant à elles, généralement plus importantes, car les raccordements individuels sont généreusement dimensionnés.

En petites quantités, les excédents d’hydrogène peuvent être injectés et transportés dans le réseau de gaz naturel. Lorsqu’ils deviendront plus importants, ils pourront être transformés en méthane et transportés sous cette forme via le réseau de gaz naturel jusqu’à de plus grands réservoirs, éventuellement situés à l’étranger, pour le stockage saisonnier. Cette approche reposant sur l’important réseau de gaz naturel déjà existant évite la coûteuse construction d’un vaste réseau d’hydrogène national.

Notons qu’il existe un usage local encore plus simple des excédents estivaux de production photovoltaïque. Lorsque ceux-ci apparaissent, ils peuvent remplacer temporairement l’utilisation de gaz dans l’industrie, ainsi que de bois ou de gaz dans les réseaux de chaleur à distance. En effet, ces systèmes sont aussi en fonction en été pour produire l’eau chaude sanitaire. En installant un corps de chauffe adéquat et en prévoyant un tarif réseau temporaire très bon marché pour valoriser les excédents, il devient possible, d’une part, de réduire les émissions liées à la combustion de gaz fossile et, d’autre part, d’éviter de gaspiller du bois en été et de le réserver pour l’hiver.

Le réseau à l’avenir

La réalisation de cette stratégie implique de déplacer les priorités d’investissement dans le réseau. Au lieu de consacrer l’essentiel de l’effort au renforcement des lignes et des transformateurs, il importera à l’avenir de trouver une répartition optimale entre le cuivre, les batteries, l’électronique et les nouveaux usages des surplus.

Cette stratégie exige également d’établir un cadre normatif servant ces objectifs. Il sera tout aussi indispensable d’admettre que ces nouvelles fonctions du réseau sont d’intérêt général et ne doivent pas être uniquement financées par le timbre. Il s’agit là d’une raison supplémentaire d’instaurer un fonds national pour le climat.

À l’ère de la décarbonation, le rôle du réseau ne se limite plus au transport de l’électricité. Il devient un acteur multifonctionnel, souple et performant d’une équation énergétique complexe. Cette évolution s’inscrit dans les changements de perspective que la politique, l’économie et les citoyens vont devoir opérer. La sauvegarde du climat en dépend.


Roger Nordmann est aussi l'auteur de « Urgence énergie et climat – Investir pour une transition rapide et juste », Éditions Favre, 2023.


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