« La décarbonation du secteur touristique n'en est encore qu'à ses balbutiements »
Entretien avec Adrian Müller, chef de projet scientifique, enseignant et directeur d'études à l'Université de Berne.
Entretien avec Valbone Hoxha, directrice et administratrice de L'Atelier du Voyage.
Fin 2024, une étude publiée dans « Nature Communications » montrait que, à lui seul, le secteur touristique était en 2019 responsable de 8,8 % du réchauffement climatique d’origine anthropique. L’industrie du tourisme est particulièrement polluante, puisque chaque dollar gagné dans ce secteur a généré 1,02 kg d'émissions de gaz à effet de serre (GES). À titre de comparaison, c’est environ quatre fois plus que le secteur des services (0,24 kg/$) et 30 % de plus que l'économie mondiale (0,77 kg/$).
Après la brève parenthèse du Covid, selon le Conseil mondial du voyage et du tourisme (WTTC), la contribution du voyage et du tourisme aux émissions totales de gaz à effet de serre dans le monde atteignait encore 6,5 % en 2023. Dans un monde contraint de se décarboner au plus vite, le tourisme aura donc clairement un rôle à jouer.
Mais comment évoluent les mentalités tant au sein de la population suisse que de l'industrie touristique mondiale ? Pour y répondre, nous sommes allés interroger quelques acteurs et spécialistes du secteur dans le cadre de cette nouvelle série d'interviews. On démarre avec le point de vue de Valbone Hoxha, directrice et administratrice de L'Atelier du Voyage.
D’après vos observations, quelles sont les nouvelles envies de voyage des Suisses ?
On observe une véritable évolution dans les attentes des voyageurs suisses. De manière générale, ils sont de plus en plus en quête d’expériences authentiques. Beaucoup cherchent à s’éloigner des sentiers battus et à éviter le tourisme de masse, qu’ils ont souvent déjà expérimenté… et profondément détesté.
Quelle importance les enjeux écologiques jouent-ils actuellement dans le choix de vacances des Suisses ?
Les préoccupations écologiques prennent une place croissante, en particulier chez les jeunes générations. De plus en plus de voyageurs s’interrogent sur leur impact environnemental : ils veulent connaître l’empreinte carbone de leurs déplacements et éviter des destinations touchées par le surtourisme.
Cela dit, il faut rester lucide : si la sensibilité écologique progresse, elle reste souvent secondaire par rapport à d’autres critères, comme le besoin d’évasion ou le budget.
Aujourd’hui, durabilité et luxe semblent indissociables lorsqu’on parle d’écotourisme et de voyage à la carte… Est-ce que seuls les plus aisés peuvent vraiment réduire leur empreinte carbone en vacances ?
Pas nécessairement. Il est vrai que certaines options durables peuvent coûter plus cher – je pense notamment aux hébergements certifiés écoresponsables, ou aux vols directs qui sont souvent plus onéreux que ceux avec escales. Mais cela ne signifie pas que « voyager de façon responsable » est réservé à une élite. Il faudrait sans doute commencer par redéfinir ce que cette notion implique réellement.
Voyager de manière plus responsable, c’est d’abord repenser ses choix. Par exemple, privilégier un séjour plus long plutôt que plusieurs courts voyages étalés dans l’année permet déjà de réduire significativement son impact. Une fois sur place, choisir de se déplacer par voie terrestre, d’utiliser les transports publics ou partagés plutôt que de louer une voiture individuelle, ou encore favoriser la restauration locale et les circuits courts, sont autant de gestes accessibles à tous.
Notre philosophie repose sur l’idée de proposer à nos clients de voyager pour découvrir et non pas pour simplement « faire » un pays.
Concrètement, comment faites-vous pour réduire l’empreinte de vos offres ? Et éviter les risques croissants de greenwashing ?
Depuis nos débuts, notre philosophie repose sur l’idée de proposer à nos clients de voyager pour découvrir et non pas pour simplement « faire » un pays. Nous concevons des itinéraires avec l’objectif de toujours proposer de « vrais voyages ».
Cela implique parfois de poser des limites. Il nous arrive, par exemple, de déconseiller certaines destinations ou types de séjour. Partir au Costa Rica pour passer dix nuits en all inclusive sans sortir de l’hôtel et prendre la peine de visiter un peu le pays, c’est contraire à notre vision du voyage – et nous le disons clairement à nos clients. Bien sûr, nous restons à l’écoute de leurs envies, mais nous essayons autant que possible de les sensibiliser à l’impact de leurs choix et de les encourager à voyager de manière plus consciente.
Nous travaillons également avec des partenaires locaux engagés. Ce sont eux qui vivent sur place, qui voient les effets concrets du surtourisme sur leur environnement, leur culture, leurs ressources et savent à quel point il est important de préserver leur pays de ce fléau.
Je pense que nous sommes vraiment dans une période de transition et que beaucoup de changements sont en train de se faire. Nous sommes pleinement conscients que proposer un tourisme 100 % durable est aujourd’hui très difficile – peut-être même impossible. Mais nous faisons des choix réfléchis et essayons d’être transparents et cohérents. Pour chaque voyage, nous essayons de fournir les informations nécessaires pour que nos clients puissent décider en connaissance de cause : quels sont les impacts ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Que peut-on éviter ou faire autrement ?
Aujourd’hui, le tourisme mondial génère 8,8 % des émissions mondiales de carbone… Comment la branche peut-elle réduire ce bilan selon vous ?
Il est évident que le secteur du tourisme doit faire sa part, et cela nécessite une action à tous les niveaux et d'impliquer tout le monde. C’est toute une filière qui doit se réinventer, des compagnies aériennes aux petites agences locales, en passant par les hébergeurs, les prestataires d’activités et bien sûr… les voyageurs eux-mêmes.
Voyager répond à un « besoin » profondément humain. Depuis toujours, malgré les crises, les conflits ou les bouleversements, les hommes voyagent.
De manière un peu similaire à l’alimentation, l’avenir du tourisme sera-t-il plus local et en faveur des circuits courts ?
En partie, sûrement. On observe déjà une tendance à redécouvrir ce qui se trouve près de chez soi et il est possible de trouver un dépaysement total non loin de chez soi
Cela dit, le désir d’explorer des horizons lointains ne va pas disparaître. Voyager répond à un « besoin » profondément humain. Depuis toujours, malgré les crises, les conflits ou les bouleversements, les hommes voyagent. Voyager, c’est l’inconscient de chacun qui s’exprime, une quête de sens, d’émotion et de liberté.
En tant qu'agence, notre rôle, aujourd’hui, c’est d’accompagner ce besoin avec plus de responsabilité. Le voyage ne doit pas être sacrifié, mais réinventé pour préserver notre planète qui est par ailleurs notre principale « matière première ».
Aéroports stressants, sites touristiques bondés, longs vols… Peut-on encore parler de plaisir quand on parle de voyage ?
Oui, absolument — mais à nouveau, à condition de repenser notre manière de voyager. Le plaisir du voyage est toujours là, intact, mais il dépend de ce ce qui est important pour le voyageur. Il nous arrive de plus en plus de recommander à nos clients de partir en dehors des périodes dites « idéales ». Visiter une ville ou un pays à la soi-disant mauvaise saison peut réserver de très bonnes surprises : moins de touristes, plus de calme, une atmosphère plus locale.
Avec le dérèglement climatique, les saisons sont d’ailleurs devenues moins marquées et prévisibles : on peut très bien avoir du soleil en saison humide et de la pluie en saison sèche. Alors certes, il fera peut-être un peu plus frais, il y aura peut-être quelques gouttes de pluie… mais il n’y aura au moins pas 100 personnes autour de vous au même moment.