« L’électricité est une question de souveraineté partagée, et non de repli national »
Entretien avec Baptiste Leflaive, consultant en énergie chez Colombus Consulting.
Entretien avec Baptiste Leflaive, consultant en énergie chez Colombus Consulting.
À Berne, le débat devient électrique. Depuis quelques semaines, notamment depuis la présentation des clauses de l’accord sur l’électricité envisagé entre la Suisse et l’Union européenne, les critiques fusent contre un texte manifestement plus controversé que prévu.
Au cœur de la discorde actuelle : la libéralisation du marché. Alors que les partis commencent à s’écharper sur le sujet, l’occasion est idéale pour aller sonder le secteur à travers une série d’entretiens avec des acteurs de référence.
Parmi eux se trouve Baptiste Leflaive, consultant en énergie chez Colombus Consulting. Il est l'auteur de nombreuses chroniques dont celle sur la panne électrique majeure survenue en Espagne et au Portugal, ainsi que sur ses implications potentielles pour la Suisse. Il y expliquait notamment que des pannes exceptionnelles peuvent se produire partout. « Elles rappellent une réalité essentielle : l’électricité est désormais une question de souveraineté partagée, et non de repli national. »
La Suisse fait-elle un mauvais pari en acceptant de libéraliser son marché de l’électricité ?
Pas nécessairement un mauvais pari, mais un pari risqué. La libéralisation est déjà en place pour les grands consommateurs depuis 2009, et la crise énergétique de 2022 a mis en lumière leur exposition directe à la volatilité du marché de gros. Certains industriels suisses ont vu leurs coûts énergétiques s’envoler.
L’expérience européenne montre également que l’ouverture du marché ne garantit ni des prix stables, ni des prix bas. La libéralisation peut stimuler la concurrence et l’innovation, mais uniquement si elle s’accompagne de garde-fous solides : transparence totale des offres commerciales, encadrement strict des pratiques tarifaires abusives, possibilité de proposer des offres à prix fixes sur plusieurs mois, ou encore mécanismes de stabilisation en période de fortes tensions sur le marché de gros.
Sans régulation proactive, la Suisse s’expose à une volatilité tarifaire qui pourrait lourdement pénaliser les ménages et les PME.
Le maintien du marché de base n’est-il pas un garde-fou suffisant ?
Le système actuel, reposant sur un marché de base régulé, a jusqu’ici protégé efficacement les consommateurs suisses contre la volatilité des prix. Mais rester enfermé dans ce modèle comporte aussi des risques à moyen et long terme.
D’une part, la Suisse est de plus en plus dépendante du marché européen de l’électricité, en particulier en hiver, lorsqu’elle doit massivement importer. Sans ouverture du marché, elle risque de se retrouver en décalage avec l’Union européenne, ce qui pourrait la rendre plus vulnérable face à des décisions unilatérales de ses partenaires.
D’autre part, un marché fermé peut freiner l’apparition de nouvelles offres — par exemple fondées sur les énergies renouvelables locales ou sur des services numériques innovants — et décourager certains investissements privés dans les infrastructures, qui sont pourtant essentiels.
Cette ouverture du marché ne risque-t-elle pas de déboucher sur une consolidation accélérée du secteur, notamment pour les GRD de petite ou moyenne taille ?
La libéralisation concerne la fourniture d’électricité, mais pas la distribution, qui demeure un monopole local régulé. Beaucoup de GRD sont adossés à des communes ou des collectivités, avec une mission de service public qui dépasse la seule logique de rentabilité.
Ce lien politique et territorial peut freiner une consolidation dictée uniquement par des critères économiques. Par ailleurs, certaines petites structures ont su s’adapter en mutualisant leurs achats, leurs systèmes informatiques ou les fonctions de back-office, tout en conservant leur indépendance opérationnelle. L’exemple de Swisseldex, qui regroupe la quasi-totalité des GRD autour d’une plateforme commune, démontre qu’il existe des alternatives à la concentration.
Cela étant, la pression concurrentielle risque bel et bien d’inciter certains acteurs à anticiper et à rechercher des économies d’échelle, ce qui pourrait accélérer les fusions ou les absorptions dans le secteur.
Le marché seul ne suffit pas à garantir des investissements de long terme, en particulier dans un contexte d’incertitude tarifaire croissante.
Faudrait-il un engagement de la Confédération à soutenir le secteur pour maintenir les investissements dans le réseau et plus spécifiquement dans les énergies renouvelables ?
La Confédération n’est pas réputée pour mettre en place des mesures incitatives ou des financements partagés à grande échelle, surtout en comparaison de ses voisins. Pourtant, le marché seul ne suffit pas à garantir des investissements de long terme, en particulier dans un contexte d’incertitude tarifaire croissante.
Prenons l’exemple du développement de parcs solaires alpins ou d’installations de stockage : ces projets exigent des horizons de rentabilité allant de 20 à 30 ans. Mettre en place des mécanismes de soutien ou de stabilisation — tels que des contrats de différence ou des systèmes de rémunération garantis — permettrait d’offrir au secteur un cadre cohérent et véritablement incitatif.
Et comment réagissez-vous aux multiples interventions de Pierre-Yves Maillard dénonçant l’accord — interventions dans lesquelles il évoque un risque de sous-investissement dans les futures capacités de production d’électricité en Suisse ?
Des tensions sur le financement des investissements sont effectivement à anticiper. L’affaiblissement du modèle économique de certains acteurs aux activités diversifiées — comme Romande Energie, BKW ou les SIG — pourrait les inciter à différer certains investissements, en réaction aux mouvements de clientèle liés à la libéralisation. Le risque de sous-investissement existe donc bel et bien.
Les GRD restent des monopoles régulés, ce qui constitue un facteur de stabilité en matière d’entretien et de modernisation du réseau, obligations encadrées par l’ElCom. D’où la nécessité d’une régulation claire et incitative, qui sécurise les revenus liés au réseau et encourage les investissements indispensables à la transition énergétique.
L’argument que cet accord est nécessaire en cas de nouvelle crise énergétique en Europe (comme en 2022) est-il vraiment défendable? Car finalement, en cas de pénurie majeure, le risque n’est-il pas que les États défendent avant toute chose leurs propres intérêts et cela quel que soit les accords en vigueur?
En situation de crise énergétique, les États membres privilégient effectivement leurs intérêts nationaux. Cela s’est vérifié en 2022, avec des restrictions ponctuelles sur les exportations de gaz ou d’électricité, malgré le cadre du marché intérieur européen.
L’accord sur l’électricité avec l’UE permettrait toutefois à la Suisse d’obtenir un accès institutionnalisé aux mécanismes de coordination européens, en particulier aux procédures de gestion de crise prévues par le règlement (UE) 2019/941 sur la préparation aux risques dans le secteur de l’électricité.
Sans accord, la Suisse reste certes connectée au réseau européen, mais juridiquement isolée. En cas de tensions majeures, elle dépendrait uniquement de la bonne volonté de ses voisins, sans garantie d’accès coordonné aux capacités d’importation, ni recours formel en cas de discrimination.