« Mutualiser les espaces serait un levier en plus pour relever les défis immobiliers en Suisse»
Entretien avec Emanuel von Graffenried, directeur & associé chez Bernard Nicod Conseils SA.
En cette année où nous allons célébrer les dix ans de l’Accord de Paris, les réglementations européennes en matière de durabilité sont remises en question. Le point avec Ophélie Mortier, Responsable de la durabilité et de l'impact chez DPAM.
En cette année où nous allons célébrer les dix ans de l’Accord de Paris, les réglementations en matière de durabilité sont ainsi attaquées de toutes parts. Ces attaques traduisent des velléités croissantes de dérégulation — ou de simplification — dans la foulée de l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump et des élections européennes de 2024.
La Commission européenne a récemment présenté une proposition visant à simplifier la réglementation en matière de développement durable. En réduisant la portée de certains volets de sa législation phare — officiellement pour renforcer la compétitivité de l’UE —, cette « réforme Omnibus » est perçue par certains comme un véritable « bûcher de la bureaucratie environnementale » et dont l'influence se propage jusque dans nos frontières.
« Alors qu'au sein de l’UE, le débat ne fait que commencer, la Suisse a tout intérêt, d’une part, à attendre de savoir concrètement jusqu’où iront les adaptations au niveau de l’UE, et d’autre part, à remettre en question de manière critique sa propre réglementation », réagissait la faîtière economiesuisse.
Mais en Europe, ce bûcher produira-t-il les effets escomptés ? On en parle avec Ophélie Mortier, Responsable de la durabilité et de l'impact chez DPAM.
Que comprend cette fameuse « simplification Omnibus » imaginée par la Commission européenne ?
Cette proposition devrait notamment impacter trois réglementations clés s’appliquant aux entreprises : la directive sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD), la directive sur la diligence raisonnable en matière de développement durable (CSDDD) et la taxonomie européenne.
Pour mémoire, la CSRD vise à pousser les entreprises à rendre compte de leur impact environnemental et social global, afin de mieux comprendre l’interaction entre leurs activités et leur environnement.
La CSDDD, quant à elle, est une directive sur le développement durable intégrant les grands cadres internationaux relatifs aux droits de l’homme. Elle impose aux entreprises d’identifier et d’évaluer les risques environnementaux et sociaux tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.
Enfin, la taxonomie européenne vise à identifier les activités économiques compatibles avec les objectifs climatiques. Elle permet de déterminer celles qui sont considérées comme durables, à condition qu’elles ne nuisent pas à d’autres objectifs environnementaux.
Pour justifier cette révision, les entreprises invoquent une perte de compétitivité face à des concurrents non européens, comme la Chine ou les États-Unis, où les réglementations ESG sont jugées plus souples.
Pourquoi l’UE veut-elle réviser ses trois grandes réglementations ?
Ce paquet de simplification a suscité d’intenses débats, notamment parce qu’il implique une révision du calendrier d’application des textes. Alors que les directives CSRD et CSDDD viennent à peine d’entrer en vigueur, elles font déjà l’objet d’un début de démantèlement.
Pour justifier cette révision, les entreprises invoquent une perte de compétitivité face à des concurrents non européens, comme la Chine ou les États-Unis, où les réglementations ESG sont jugées plus souples.
Cette orientation politique semble également motivée par la stagnation économique de plusieurs grandes économies européennes. Pourtant, à ce jour, aucun lien clair n’a pu être établi entre les exigences réglementaires en matière de durabilité et les difficultés de compétitivité évoquées.
L’UE a-t-elle surestimé la capacité d’adaptation des entreprises ?
Il convient de rappeler que la directive sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD), dont les premières obligations entrent en vigueur cette année et au milieu de l’année prochaine, est l’aboutissement de plus de quatre années de négociations impliquant l’ensemble des parties prenantes — y compris les entreprises elles-mêmes.
Nombre d’entre elles ont déjà commencé à s’y conformer, la directive ayant été transposée dans la législation nationale de plusieurs États membres, comme la Belgique. Elles ont ainsi amorcé l’interprétation du principe de double matérialité, tout en engageant des frais pour collecter les données nécessaires et satisfaire aux exigences de vérification des auditeurs.
Si la majorité des entreprises reconnaît l’intérêt de disposer de données ESG fiables et standardisées — notamment sur les émissions de CO₂ ou de gaz à effet de serre — certaines estiment néanmoins que la conformité à la CSRD, très normative, représente un coût important. La vérification externe, bien qu’essentielle dans le processus, est perçue comme une charge supplémentaire.
Tant les entreprises que les investisseurs réclament aujourd’hui de la stabilité, après une vague de réglementations aux calendriers parfois flous et à l’interopérabilité incertaine, source de nombreuses incertitudes.
Les entreprises s’attaquent aussi au contenu des directives…
Si le débat a d’abord porté sur le calendrier, les entreprises s’en prennent désormais au contenu même des textes. Un consensus semble émerger sur la nécessité de réduire le nombre de sujets sur lesquels les entreprises doivent rendre des comptes.
Pourtant, la proposition actuelle ne modifie que marginalement le contenu : elle revoit surtout le champ d’application. Près de 80 % des entreprises initialement concernées par la directive seraient ainsi exemptées de l’obligation de reporting.
À l’origine, principalement les grandes entreprises étaient visées, tandis que les PME pouvaient s’inspirer des normes établies par les plus grandes. Pour alléger les obligations, certains estiment qu’il aurait été plus judicieux de réduire le nombre d’indicateurs à rapporter plutôt que réduire le «scope».
Les PME jouent un rôle clé dans la croissance européenne et dans la relance de la compétitivité. Il est crucial que les capitaux continuent d’affluer vers elles, et la transparence reste un levier essentiel pour les investisseurs. L’objectif n’est pas de cocher les cases d’une liste à rallonge, mais de fournir une information utile, claire et pertinente à ceux qui financent l’économie.
Cette simplification n’introduit-elle pas de nouvelles incertitudes ?
L’initiative de simplification est, en soi, bienvenue. Mais elle ne doit pas pour autant affaiblir les ambitions initiales. Tant les entreprises que les investisseurs réclament aujourd’hui de la stabilité, après une vague de réglementations aux calendriers parfois flous et à l’interopérabilité incertaine, source de nombreuses incertitudes.
Pour les entreprises, cette « pause » pourrait offrir une opportunité de clarification. Le Parlement européen a voté le 1er avril dernier pour un processus « stop the clock ». Les prochaines étapes du processus réglementaire impliquent désormais que le Parlement européen et le Conseil approuvent la proposition, ce qui signifie qu’il faudra sans doute patienter entre 12 et 15 mois avant d’y voir plus clair. Et au vu des tensions déjà observées autour de la CSRD et de la CSDDD, rien ne garantit que le débat sera plus simple avec un nouveau Parlement.
En attendant, l’absence de données ESG fiables, standardisées et disponibles en temps voulu contraint les gestionnaires d’actifs à se tourner vers des estimations et des notations de tiers, souvent coûteuses.
Le point d’accès unique européen jouera ici un rôle central. Il est essentiel de disposer de données brutes, objectives et quantitatives, directement issues des entreprises elles-mêmes. Car les notations ESG, à elles seules, ne permettent pas aux investisseurs d’évaluer de manière crédible les trajectoires de transition des entreprises.
En l’absence de données fiables sur les plans de transition des entreprises, le risque de greenwashing s’accroît considérablement pour les investisseurs engagés dans des initiatives ambitieuses.
Quelles solutions préconisez-vous?
La question clé est la suivante : comment faire en sorte que les informations ESG soient perçues comme un levier stratégique, et non comme une contrainte administrative ?
Les données ESG sont essentielles pour identifier à la fois les risques et les opportunités — qu’il s’agisse, par exemple, de repérer des actifs devenus toxiques ou de mieux anticiper les ruptures systémiques. L’ESG doit s’intégrer à la stratégie globale de l’entreprise, plutôt que d’être vue comme une simple charge de conformité.
Dans un monde où les ressources sont limitées, on ne pourra pas gérer la pénurie sans cadre. Les défis environnementaux entraîneront inévitablement des tensions sociales, qui rendront encore plus complexe la gouvernance des entreprises.
L’Europe, en tant que grand marché et place financière d’envergure mondiale, a besoin de réglementations qui soutiennent à la fois sa souveraineté économique, sa compétitivité et le financement de la transition. Ces règles doivent s’appuyer sur davantage de transparence, des données fiables, des prévisions plus robustes. Moins de surprises, c’est plus de résilience. Dans un contexte incertain et volatil, il est essentiel de se concentrer sur la matérialité des enjeux ESG, tout en maintenant les convictions d’investissement et la performance durable.
Le monde financier et celui des entreprises doivent travailler ensemble à une simplification intelligente, en revenant aux objectifs initiaux de ces réglementations tout en favorisant la croissance et la compétitivité de l'UE. La transparence et la stabilité sont plus importantes que jamais.
De quelle manière, cette simplification pourrait-elle menacer les ambitions de neutralité carbone à atteindre d’ici 2050 ?
Comme mentionné plus haut, en l’absence de données fiables sur les plans de transition des entreprises, le risque de greenwashing s’accroît considérablement pour les investisseurs engagés dans des initiatives ambitieuses telles que la Net Zero Asset Managers (NZAM), sans toujours disposer des moyens nécessaires pour vérifier le respect des engagements pris.
À ce jour, le projet de révision inclus dans l’initiative Omnibus prévoit toujours que les entreprises — du moins celles relevant du nouveau périmètre réglementaire — disposent d’un plan de transition énergétique accompagné d’un plan d’implémentation. Toutefois, elles ne sont pas tenues de rendre compte de la mise en œuvre effective de ce plan.
Par ailleurs, le fait que les initiatives d’engagement sur les enjeux ESG soient désormais davantage contraintes — à la fois par l’Omnibus et par le contexte géopolitique actuel — fait peser un risque supplémentaire sur les épaules des investisseurs. En effet, un chiffre d’alignement à la taxonomie, exprimé en pourcentage du CAPEX, ne constitue qu’une indication préliminaire du niveau d’ambition climatique d’une entreprise. Ce signal nécessite d’être complété par d’autres données, obtenues notamment par le biais de questions ciblées lors des dialogues et démarches d’engagement.
Il faut espérer que les entreprises continueront à répondre à ces sollicitations, sans recourir à un joker réglementaire pour éluder les sujets sensibles.