« Environ 90 chaires à l’EPFL sont actives dans des domaines liés à la durabilité et à l’énergie »

Dans un contexte d'attaques contre la science — principalement aux États-Unis —, Anna Fontcuberta i Morral souligne que « l’une de ses missions principales est de renforcer le dialogue avec la population ». Entretien avec celle qui a pris les rênes de l’EPFL au début de l’année.

« Environ 90 chaires à l’EPFL sont actives dans des domaines liés à la durabilité et à l’énergie »
Anna Fontcuberta i Morral © 2024 EPFL / Nicolas Righetti

Ces derniers jours, la guerre menée par l’administration Trump contre la recherche a franchi un nouveau cap. Dans sa ligne de mire : Harvard, l’une des universités les plus prestigieuses au monde, à l’origine de nombreux prix Nobel. Comme d’autres grandes institutions académiques du pays, Harvard est accusée par l’exécutif américain de laisser prospérer l’antisémitisme sur son campus et de diffuser des idéologies progressistes, qualifiées de « woke ».

Après avoir déjà supprimé plus de deux milliards de dollars de subventions destinées aux universités américaines et provoqué un véritable coup d’arrêt pour certains programmes de recherche, l’administration Trump entend réduire encore la facture d'une centaine de millions en mettant fin à tous les contrats passés avec Harvard.

De l’autre côté de l’Atlantique, ce bras de fer entre le monde scientifique et le pouvoir politique suscite de vives inquiétudes. Celles-ci sont d’autant plus fortes qu’une autre cible est dans la ligne de mire de l’administration Trump : le climat.
Tout y est actuellement mis en œuvre pour rompre avec les engagements pris dix ans plus tôt dans le cadre des accords de Paris — à l’image de la désormais célèbre formule de Donald Trump : « Drill, baby, drill. »

C’est dans ce contexte particulièrement préoccupant pour la science et pour la lutte contre le réchauffement climatique que nous sommes allés à la rencontre d’Anna Fontcuberta i Morral, nouvelle présidente de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) depuis le début de l’année. Entretien

Effacement de données, démantèlement du ministère de l’Éducation, pression sur les universités… Comment percevez-vous la situation actuelle aux États-Unis ?

Naturellement, avec beaucoup d’inquiétude. Les informations que nous recevons de nos collaborateurs sur place ainsi que de nos confrères nord-américains sont alarmantes, et nous nous demandons jusqu’où ces attaques contre la science peuvent aller. Vu l’inconstance de l’administration Trump — avec des décisions prises puis annulées quelques jours plus tard — il est véritablement difficile d’en anticiper les conséquences. Comment jouer le jeu dans un monde où les règles changent en permanence ?

La seule certitude, aujourd’hui, est que le monde de la recherche réfléchit activement à la manière de s’adapter à ces bouleversements, en élaborant des stratégies pour continuer à financer les programmes de recherche.

De quelle manière ce qui se passe aux États-Unis impacte la recherche en Suisse et plus spécifiquement l’EPFL ?

Sur le plan strictement financier, les montants en jeu avec les États-Unis restent relativement modestes (En 2024, l’EPFL a lancé cinq projets financés par les États-Unis, pour un total de 1,2 million de francs — soit à peine 0,4 % du budget de l’institution, ndlr). En revanche, du point de vue scientifique, les retombées pourraient être bien plus importantes, dans la mesure où les États-Unis sont notre principal partenaire, devant l’Allemagne et la France. À ce stade, seulement un contrat de recherche a été annulé, l’inquiétude reste palpable dans le milieu académique.

Cette nouvelle stigmatisation de la science est difficile à saisir. Mon hypothèse est qu’elle s’inscrit dans la polarisation croissante de la société.

Avant d’être présidente de l’EPFL, vous êtes avant tout une scientifique. Comment vivez-vous personnellement une telle période ?

Comme mes confrères, avec une certaine appréhension, mais aussi une forme d’incompréhension. Cette nouvelle stigmatisation de la science est difficile à saisir. Mon hypothèse est qu’elle s’inscrit dans la polarisation croissante de la société. On l’observe très clairement aux États-Unis, où la science est malheureusement instrumentalisée à des fins politiques.

C’est un détournement que l’on constate, fort heureusement, beaucoup plus rarement en Suisse. Ici, les débats restent ouverts, et les mentalités continuent d’évoluer. On le voit, par exemple, dans les discussions autour du climat. Prenez les questions du nucléaire, de l’éolien ou du solaire : nous avons encore cette capacité à changer d’avis. Cela n’a rien à voir avec les divisions extrêmes que l’on observe ailleurs.

Le problème ne vient-il pas du fait que les scientifiques ne savent toujours pas comment transmettre leurs messages et se faire comprendre du reste de la population ?

C’est en effet une mission difficile, notamment lorsque, comme dans le cas du changement climatique, les effets ne sont ni immédiats ni directement perceptibles. Les êtres humains ont du mal à se projeter dans le long terme. Quant aux décideurs politiques, il faut rappeler que leurs choix ne reposent pas uniquement sur des données scientifiques.

Comme le disait Ruth Dreifuss, « il n’existe malheureusement aucune décision politique favorable à tout le monde ». En tant que scientifiques, nous sommes bien conscients de cette multiplicité d’enjeux. Notre tâche n’est pas de décider, mais d'apporter des réflexions appuyées sur nos données et résultats des recherches.

En tant que présidente de l’EPFL, l’une de mes missions principales consiste à renforcer le dialogue avec la population. In fine, ce sont les Suisses qui financent nos recherches : ils méritent d’être mieux écoutés et correctement informés. Pour être honnête, je n’ai pas encore toutes les réponses sur la manière d’y parvenir, mais c’est une voie que je souhaite suivre tout au long de mon mandat.

Portrait en bref

Physicienne et experte en sciences des matériaux, Anna Fontcuberta i Morral a étudié la physique à Barcelone avant de faire son doctorat en France. Chercheuse au Caltech en Californie, elle cofonde Aonex Technologies, une start-up spécialisée en solutions LED et solaires, avant d’obtenir son habilitation en physique expérimentale à Munich.

Elle rejoint l’EPFL en 2008, où elle est nommée professeur ordinaire en 2019. Parallèlement à la recherche, Anna Fontcuberta i Morral contribue activement au dialogue sur la recherche et la science à l’échelle nationale. Depuis le 1er janvier 2025, la scientifique est la nouvelle présidente de l'École polytechnique fédérale de Lausanne.

On parle de milliers de pages, dont certaines à vocation scientifique, purement et simplement effacées des sites gouvernementaux américains. Certains vont jusqu’à comparer cette période à celle où l’on brûlait des livres…

Cette comparaison avec certaines périodes sombres de l’histoire me paraît, à ce stade, exagérée. Concrètement, il me semble que les données n’ont pas été supprimées, mais rendues inaccessibles, notamment en raison de la déconnexion de certains serveurs (sur ordre de justice, certaines pages ont d’ailleurs été restaurées, et d’autres préservées par des organisations indépendantes, ndlr). Nous n’en sommes donc pas encore à brûler des livres. Cela dit, cet accès fragmenté aux données constitue déjà un obstacle réel pour la recherche scientifique.

Les États-Unis ont été à l’origine des grandes innovations récentes — dans le domaine spatial, les nouvelles technologies numériques, l’intelligence artificielle, etc. Faut-il redouter l’entrée dans un nouvel âge sombre de la science, semblable à celui qui suivit la chute de l’Empire romain ?

Je n’ai pas de boule de cristal et je ne peux pas prédire l’avenir. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que nous faisons face à un risque sérieux de voir la recherche ralentir aux États-Unis et donc dans le monde. On pourrait croire que ce ralentissement ne sera que temporaire, limité aux années Trump. Mais la science, elle, ne suit pas le calendrier politique.

Même si l’administration venait à changer, certains retards risquent d’être irréversibles. Un essai clinique interrompu en cours de route, par exemple, implique souvent de tout recommencer en cas de relance. Les effets que nous observons aujourd’hui pourraient donc s’étendre bien au-delà du court terme — et franchir les frontières américaines. Car lorsque vous perdez votre meilleur chercheur, c’est toute la dynamique scientifique qui s’en trouve fragilisée.

Ce recul américain pourrait-il servir les intérêts d’autres puissances, comme la Chine ?

C’est une possibilité. La science n’a jamais vraiment eu de frontières, et depuis toujours, les chercheurs se déplacent, effectuent une partie de leur carrière à l’étranger, selon leur spécialité ou les opportunités offertes par telle ou telle université ou centre de recherche. Ainsi, si un pays comme les États-Unis se referme, d’autres nations prendront naturellement le relais. Mais encore une fois, si la qualité de la recherche diminue aux États-Unis, les répercussions se feront sentir à l’échelle mondiale.

Je suis convaincue que la recherche fondamentale, fondée sur la curiosité et essentielle aux grandes découvertes, doit rester portée par les universités et soutenue par des fonds publics.

Cette situation pourrait-elle faire évoluer les modèles de financement de la recherche, avec une part croissante prise en charge par des acteurs privés, comme les géants de la tech ?

Aujourd’hui, les acteurs privés s’intéressent moins à la recherche fondamentale qu’il y a trente ans. Dans leurs départements R&D, ils privilégient la recherche appliquée — celle qui peut rapidement se transformer en innovation, avec un fort potentiel commercial. Mais cela n’a pas toujours été le cas.

L’exemple emblématique des Bell Labs au XXe siècle en témoigne : avec un total de neuf prix Nobel, ces laboratoires ont été de véritables incubateurs d’innovations majeures dans les domaines de l’électronique, de l’informatique, des télécommunications ou encore de la physique fondamentale. On compte par exemple des réalisations comme le circuit intégré à l’origine de la révolution digitale et les panneaux photovoltaïques en silicium que l’on voit sur de nombreux toits.

Je suis convaincue que la recherche fondamentale, fondée sur la curiosité et essentielle aux grandes découvertes, doit rester portée par les universités et soutenue par des fonds publics. À l’EPFL, notre force réside précisément dans la mise en place d’un modèle équilibré, articulant recherche fondamentale et recherche appliquée.

Tous nos professeurs enseignent et mènent des travaux de recherche, et un certain nombre d’entre eux s’investissent également dans des startups. Nous encourageons ce type de synergie entre les secteurs public et privé, car c’est de ces échanges que naît aujourd’hui l’innovation — souvent issue d’idées ancrées dans la recherche fondamentale.

Les pressions gouvernementales sur la science et les universités américaines peuvent-elles représenter une aubaine pour la Suisse — et pour l’EPFL — afin d’attirer leurs meilleurs scientifiques ?

J’observe avec attention les prises de position de plusieurs pays européens, et leur volonté affirmée de devenir des terres d’accueil pour les scientifiques américains. Soyons clairs : à l’EPFL, ce n’est pas notre manière de faire. Nous ne sommes pas dans une logique de « chasse aux cerveaux ». Cela dit, ce que nous pouvons constater, c’est qu’à l’occasion de nos appels à candidatures — ouverts à l’échelle suisse comme internationale — nous avons observé, depuis le début de l’année, une nette hausse du nombre et de la qualité des candidatures en provenance des États-Unis.

Si notre principal atout n’est pas nécessairement d’ordre salarial, notamment en comparaison avec certains centres de recherche nord-américains, les moyens que nous mettons à disposition des chercheurs sont particulièrement compétitifs. Ceux qui choisissent la Suisse savent qu’ils y trouvent à la fois les ressources et la liberté indispensables pour mener leurs travaux. Sur ce point, la stabilité politique de notre pays constitue un réel avantage.

l'École polytechnique fédérale de Lausanne © Jamani Caillet /

Si l’on parle plus spécifiquement du climat, on observe une attaque frontale — notamment aux États-Unis — contre l’idée même de changement climatique. Sommes-nous en train de perdre cette bataille ?

L’évolution des mentalités et des programmes politiques n’a rien de rassurant. Nous en sommes tous conscients : nous approchons dangereusement du « tipping point », ce point de non-retour pour la planète. Prenons l’exemple du seuil des 1,5 °C : il est sans doute déjà trop tard. Ce seuil sera dépassé — nous avons probablement atteint les 1,7 °C. Peut-être pourrons-nous encore rester sous les 2 °C ?

Mais le véritable problème ne réside pas uniquement dans la hausse des températures moyennes : c’est le dérèglement climatique. Ce sont les événements extrêmes — sécheresses, inondations, tempêtes destructrices — qui deviennent plus fréquents et plus intenses. C’est cela, le véritable danger.

Le problème, c’est que les États-Unis ne sont pas les seuls à reculer sur la question du climat. Les Européens semblent suivre une trajectoire similaire…

Si vous faites référence au projet Omnibus actuellement en discussion à Bruxelles, je ne suis pas convaincue que ce train de mesures soit aussi négatif que vous le suggérez. Son objectif est d’offrir davantage de souplesse administrative, en rendant certains processus plus agiles pour les entreprises — une souplesse particulièrement nécessaire aux PME.

Certains pensent que l’on met trop de bâtons dans les roues des entreprises en Europe, alors qu’outre-Atlantique ils ont bien plus de flexibilité. Mais une libéralisation excessive serait contre-productive. Tout est une question d’équilibre : il ne faut pas non plus que cette recherche de flexibilité serve de prétexte à un recul sur les engagements environnementaux.

Ce recul ne s'observe-t-il pas déjà, notamment en matière de mobilité, sous l'effet des pressions exercées par les lobbys automobiles pour repousser la fin des ventes de véhicules thermiques ?

Concernant la mobilité, il me semble essentiel de poser la question suivante : notre système électrique est-il réellement prêt à accueillir une flotte massive de voitures électriques ? Il me semble que ce n’est pas encore le cas partout. Le réseau, les stations de recharge, les infrastructures autoroutières : tout cela doit être adapté. C’est une transformation d’ampleur.

Pour ma part, je me déplace majoritairement en transports publics et à vélo. Je possède la même voiture depuis dix-sept ans et je ne suis pas sûre d’en acheter une nouvelle lorsqu’elle arrivera en fin de vie. Je compte l’utiliser jusqu’au bout, car la durabilité réside aussi dans la longévité des objets. On oublie trop souvent que la fabrication d’une voiture — même électrique — engendre un coût carbone important. Il est donc préférable de prolonger la durée de vie de ce qui existe déjà.

J’estime que nous aurons besoin des deux. La technologie est indispensable, mais elle ne suffit pas. La solution passera par des compromis, et un changement de comportement en fera nécessairement partie.

On assiste actuellement à une opposition très marquée entre deux camps : ceux qui croient que la technologie nous sauvera, et ceux qui prônent une réduction massive de notre consommation. Dans quel camp vous situez-vous ?

J’estime que nous aurons besoin des deux. La technologie est indispensable, mais elle ne suffit pas. La solution passera par des compromis, et un changement de comportement en fera nécessairement partie. Maintenant, en tant qu’ingénieure et scientifique, mon rôle est de contribuer au développement de nouvelles solutions technologiques, même si cela ne pourra pas être la seule réponse.

Comptez-vous faire de la durabilité l’un des axes forts de votre présidence ?

Aux côtés de la santé et de l’intelligence artificielle, les questions liées à la durabilité et à la transition énergétique constituent effectivement le troisième axe majeur d'importance à l’EPFL. Depuis mon arrivée, j’ai restructuré notre organisation afin de mieux coordonner les efforts, notamment par la création d’une vice-présidence chargée du soutien aux projets stratégiques. Dirigée par Stéphanie Lacour, cette entité aura pour mission principale d’aligner les forces existantes, de mieux connecter les équipes, les centres, les projets en cours de développement à l’EPFL.

Actuellement nous comptons environ 90 chaires travaillant sur divers aspects liés à la durabilité et à l’énergie : nous disposons donc déjà d’une richesse considérable. Notre rôle consiste désormais à veiller à ce que les conditions soient optimales pour permettre à nos chercheurs de travailler dans de bonnes conditions. Cela implique un travail transversal, interdisciplinaire, et un lien fort avec l’extérieur.

Nous favorisons également la mise en œuvre rapide de certaines solutions. Il y a deux ans, nous avons lancé le programme « Solutions for Sustainability », doté de 20 millions de francs. Il s'agit de projets concrets, susceptibles de déboucher sur la création de start-up. Il est toutefois important de souligner que notre soutien ne se limite pas aux cleantech : d'autres domaines en bénéficient également.

La Suisse a-t-elle une carte à jouer, à l’échelle mondiale, dans le domaine des clean tech — et ce malgré les coupes budgétaires envisagées à Berne ?

Oui, absolument. Nous avons les talents, les institutions, la stabilité : le potentiel est réel. Sur le plan financier, ce que je peux vous dire, c’est qu’à l’échelle de l’EPFL, nous faisons le maximum avec les ressources dont nous disposons.

Où en êtes-vous du plan climat de l’EPFL ?

Nous suivons notre feuille de route, qui est publique et consultable. Nous avançons vers la neutralité carbone. Cela englobe non seulement les bâtiments, mais aussi la restauration sur le campus, les déplacements professionnels, les trajets quotidiens, etc.

Certains bâtiments de l’EPFL sont toutefois anciens, ce qui complique leur isolation. Le problème, c’est qu’ils ont une valeur architecturale : on ne peut pas les transformer comme on le voudrait. Mais nous agissons dans le respect de ces contraintes. Par exemple, nous récupérons la chaleur produite par les centres de calcul pour chauffer les bâtiments, ce qui améliore notre efficacité énergétique. Et nous multiplions les installations solaires, dans une logique d’optimisation continue.

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