« Investir dans les énergies renouvelables s’avère plus rentable que de maintenir le système actuel de subventions aux énergies fossiles. Selon l'ONU, la réduction mondiale de la pollution permettrait d’économiser jusqu’à 4 200 milliards de dollars par an d’ici à 2030 », explique Jean-Yves Pidoux.
Alors que nous célébrons les dix ans de l’Accord de Paris, les États-Unis s’en retirent pour la deuxième fois, tandis que les réglementations en matière de durabilité sont attaquées de toutes parts.
Dans un contexte international où les Etats-Unis tournent le dos au climat tandis que la Chine maintient le cap de la transition, l’Europe se trouve à un tournant stratégique. DR
Cette année aurait dû être celle des célébrations. Il y a dix ans, dans la froideur parisienne de décembre, les États avaient réussi à accorder leurs violons pour avancer ensemble vers la neutralité carbone et réduire l'impact de nos modes de vie sur la planète.
Comptant 195 nations signataires, l'Accord de Paris était alors qualifié d’historique : « Il rassemble pour la première fois toutes les nations dans une cause commune en fonction de leurs responsabilités historiques, actuelles et futures », rappelait la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.
Critiques et rétropédalage des États
Mais alors que nous célébrons les dix ans de l’Accord de Paris, les États-Unis s’en retirent pour la deuxième fois, tandis que les réglementations en matière de durabilité sont attaquées de toutes parts. Ces attaques traduisent des velléités croissantes de dérégulation — ou de simplification — dans la foulée de l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump et des élections européennes de 2024.
En Europe, la directive sur le reporting de durabilité des entreprises (CSRD, pour « Corporate Sustainability Reporting Directive »), fait l’objet de toutes les critiques, notamment de l’Allemagne. Un courrier adressé à la Commission européenne le 17 décembre dernier exprimait ces réserves, et les revendications qu’il contenait ont été reprises par le chancelier Olaf Scholz début janvier.
En France, les attaques ne sont pas moins virulentes. La porte-parole du gouvernement, Sophie Primas, a ainsi qualifié cette directive « d’enfer pour les entreprises », tandis que Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission en charge de la stratégie industrielle, évoque la possibilité de « supprimer le reporting » tout en maintenant les objectifs, notamment climatiques. Pour les deux poids lourds européens, il s'agit donc d'un véritable virage sur l’aile qui pourrait remettre en cause leurs propres engagements.
Cette intimidation s’est encore intensifiée depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, le 20 janvier dernier. De nombreux acteurs financiers, tels que BlackRock (premier gestionnaire d’actifs au monde, ndlr), ont, de leur propre chef, décidé de faire machine arrière sur leur participation aux alliances Net Zéro ainsi que sur leur politique d’investissements ESG.
L’Europe : championne de la réglementation
Avec leur « European Green Deal », les Européens ambitionnent d’être le premier continent à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Pour ce faire, ils visent à décarboner l’économie tout en stimulant la recherche et les investissements dans la transition pour créer un segment de croissance « verte ». Au-delà de la décarbonation, le Vieux Continent entend favoriser l’économie circulaire, réduire la pollution et préserver la biodiversité, tout en garantissant une transition équitable et socialement responsable.
Un large éventail de réglementations en découle, parmi lesquelles la CSRD, mais aussi la taxonomie (classification des activités économiques durables), la CSDDD (obligations de diligence en matière de durabilité), le SFDR (réglementation sur la durabilité des produits financiers) ou encore les ESRS (normes de reporting en matière de durabilité). Cette liste, loin d’être exhaustive, traduit pour certains une approche holistique de la transition écologique, tandis que d’autres y voient une inflation de normes et d’acronymes.
« Les Américains ont une approche davantage axée sur la création de valeur pour les actionnaires, là où l'Union Européenne considère que les entreprises jouent un rôle sociétal à part entière », explique Giulia Neri-Castracane, professeure de droit à l’UNIGE et spécialiste en gouvernance d’entreprise et durabilité.
L’approche européenne va en effet plus loin que celle de ses concurrents, notamment parce que la CSRD met en pratique le principe de double matérialité. Ce dernier impose aux entreprises de décrire à la fois l’impact de l’environnement sur leurs activités — comme les risques financiers liés au climat — et leur propre impact sur l’environnement. Elle introduit également une obligation de vérification par audit et étend ses exigences à l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises.
Les États-Unis, quant à eux, appliquent le principe de matérialité financière à travers les normes IFRS sur la durabilité. « Les Américains ont une approche davantage axée sur la création de valeur pour les actionnaires, là où l'Union Européenne considère que les entreprises jouent un rôle sociétal à part entière », explique Giulia Neri-Castracane, professeure de droit à l’UNIGE et spécialiste en gouvernance d’entreprise et durabilité.
Il y a quelques jours, James Hansen, ancien chef climatologue de la NASA, affirmait que l’objectif de maintien à long terme du réchauffement climatique sous le seuil de +2 °C par rapport à la période préindustrielle — la limite haute fixée par l’Accord de Paris — était « mort ». DR
Loi omnibus et intense lobbying
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé la mise en place d’une loi dite « omnibus », attendue pour le 26 février. Il s’agit d’une initiative législative visant à réviser et simplifier plusieurs textes de loi simultanément. Dans cette optique, une table ronde organisée par la Commission s’est tenue à huis clos les 5 et 6 février afin de poser les bases de cette future loi.
Selon le journal spécialisé « Novethic », 31 entreprises et 26 associations professionnelles étaient présentes, dont de nombreux acteurs parmi les plus réticents à la CSRD et à la CSDDD. Ces participants provenaient notamment des secteurs de l’énergie, du ciment, de la construction, de l’automobile, mais aussi de la finance et de l’aviation. En face, seules 10 organisations issues de la société civile ainsi que des associations de défense de l’environnement et des droits humains étaient représentées. Le rapport de force apparaît donc totalement déséquilibré.
Selon Giulia Neri-Castracane, il est encore trop tôt pour déterminer avec certitude la direction que prendra l’Union européenne : « Les Etats-Unis se désengagent politiquement, et la direction donnée par l’Europe, le 26 février, sera observée de près. La réglementation y est certes ambitieuse, mais trop complexe ».
À titre d’exemple, le nombre de points de données à prendre en compte dans la CSRD est de plus de mille et les entreprises n’ont pas toutes les ressources pour les analyser en profondeur. « Réduire leur nombre pourrait apporter plus d’efficacité sans diminuer l’impact. En revanche, supprimer la prise en compte de la chaîne de valeur au-delà du fournisseur direct ou restreindre le devoir de diligence limiterait considérablement le champ d’application », ajoute la professeure genevoise de droit.
« La situation géopolitique internationale est délicate en ce qui concerne les engagements de la place financière en faveur de la durabilité. Mais les efforts consentis notamment en matière de transparence, de classification de comparabilité n’ont pas été consentis en vain », assure Aurélia Fäh, experte en durabilité auprès de l’Asset Management Association Switzerland (AMAS)
Le retour en arrière du secteur financier
Dans le secteur financier aussi, les choses évoluent rapidement. Les acteurs se sont massivement tournés vers des initiatives volontaires internationales, telles que la « Glasgow Financial Alliance for Net Zero » (GFANZ), initiée en 2021 lors de la COP 26, sous la houlette notamment de Michael Bloomberg et Mark Carney.
Cette alliance visait à coordonner plusieurs initiatives sectorielles, comme la « Net Zero Banking Alliance » (NZBA) et la « Net Zero Asset Managers Initiative » (NZAM), qui proposent de fixer des objectifs de décarbonation assortis de plans de transition chiffrés et d’objectifs intermédiaires pour les banques et les gestionnaires d’actifs.
Or, plusieurs grandes banques américaines ont quitté la NZBA depuis décembre 2024, envoyant un signal négatif. Du côté des gestionnaires d’actifs, sept acteurs ont quitté la NZAM depuis novembre 2024, dont le géant BlackRock. L’initiative a même annoncé être « en cours de révision afin de s'assurer qu’elle reste adaptée à son objectif dans le nouveau contexte mondial ».
La NZAM a également déclaré qu’elle « suspend ses activités de suivi de la mise en œuvre et de l'établissement de rapports par les signataires, et retire de son site la déclaration d'engagement, la liste de ses signataires, ainsi que les objectifs et études de cas qui s'y rapportent […] ».
D’après Aurélia Fäh, experte en durabilité auprès de « l’Asset Management Association Switzerland » (AMAS), la suspension de la NZAM a le mérite d’éviter l’effet domino observé au sein de la NZBA. « Seuls 2 membres de l’AMAS ont quitté NZAM en 2024. La situation géopolitique internationale est délicate en ce qui concerne les engagements de la place financière en faveur de la durabilité. Mais les efforts consentis notamment en matière de transparence, de classification de comparabilité n’ont pas été consentis en vain. »
Selon elle, la Suisse dispose d’une carte à jouer en se démarquant de ses concurrents par la qualité de son offre et de ses conditions-cadres.
La Suisse se cantonne davantage aux principes dans sa réglementation, laissant aux acteurs économiques la responsabilité de leur mise en œuvre. Cette manière de s’autoréguler pourrait ne pas suffire face à l’ampleur et à l’urgence du défi climatique.
Une carte à jouer pour la Suisse
Dans ce contexte international en pleine mutation, la Suisse a également intégré des dispositions dans le Code des obligations, reprenant en grande partie l’approche européenne, notamment le principe de double matérialité dans le reporting des entreprises. Elle agit cependant avec un certain retard et de manière subsidiaire au marché, ce qui ne lui confère pas un statut de leader en matière réglementaire. En revanche, cette posture lui permet de sélectionner ce qui fonctionne et d’écarter ce qui pose problème.
« Si la Suisse trouve le bon dosage entre flexibilité et cadre clair, avec des incitations, elle a le potentiel de jouer un rôle de leader et et de devenir un modèle à l’international », estime Giulia Neri-Castracane.
De plus, la Suisse se cantonne davantage aux principes dans sa réglementation, laissant aux acteurs économiques la responsabilité de leur mise en œuvre. Cette manière de s’autoréguler pourrait ne pas suffire face à l’ampleur et à l’urgence du défi climatique.
C’est du moins l’avis de Giulia Neri-Castracane, qui plaide pour une réglementation jouant un rôle de cadre et de catalyseur, tout en laissant une marge de manœuvre aux acteurs économiques, notamment dans le libre choix de standards internationalement reconnus. « Si la Suisse trouve le bon dosage entre flexibilité et cadre clair, avec des incitations, elle a le potentiel de jouer un rôle de leader et et de devenir un modèle à l’international », assure la spécialiste en gouvernance d’entreprise et en durabilité.
Dans un contexte international où les Etats-Unis tournent le dos au climat tandis que la Chine maintient le cap de la transition, l’Europe se trouve à un tournant stratégique. Faire machine arrière serait non seulement un aveu d’échec, mais aussi le signe d’une perte d’identité, alors que les effets du changement climatique deviennent chaque jour plus visibles.
Il y a quelques jours, James Hansen, ancien chef climatologue de la NASA, affirmait que l’objectif de maintien à long terme du réchauffement climatique sous le seuil de +2 °C par rapport à la période préindustrielle — la limite haute fixée par l’Accord de Paris — était « mort ».
Dans ce contexte morose, l'Europe doit néanmoins garder le cap afin de ne pas être définitivement déclassée par la Chine dans sa transition énergétique. La Suisse quant à elle dispose d'une fenêtre d'opportunité unique pour s’imposer comme un véritable leader et accélérer le rythme de sa transition. Encore faut-il qu'elle ose.
« Investir dans les énergies renouvelables s’avère plus rentable que de maintenir le système actuel de subventions aux énergies fossiles. Selon l'ONU, la réduction mondiale de la pollution permettrait d’économiser jusqu’à 4 200 milliards de dollars par an d’ici à 2030 », explique Jean-Yves Pidoux.
« Le nucléaire est un sujet qui divise, empreint d’émotions et de débats politiques. Face aux défis de la transition énergétique et à nos besoins croissants en électricité, pouvons-nous nous permettre d’exclure définitivement cette technologie », questionne Michael Frank, directeur de l’AES.