Le point de vue qu’expose l’historien français Jean-Baptiste Fressoz dans son interview du 2 septembre dernier peut être compris de deux façons opposées. La première, fataliste, affirme l’impossibilité psychologique et politique de se détourner d’une ressource énergétique : jusqu’à présent, on n’aurait fait que les empiler, si bien qu’« il n’y a jamais eu de véritable transition dans le passé ».
Cette lecture de l’histoire correspond bien à l’air du temps, marqué par une brutale déconstruction de l’idée même de transition énergétique. Dès lors, ce qui n’a jamais existé n’aurait aucune raison d’advenir dans le futur. Un raisonnement qui va totalement à l’encontre de l’histoire humaine, soit dit en passant...
Une histoire des énergies à nuancer
La manière dont Jean-Baptiste Fressoz résume l’histoire de l’usage par les humains des diverses sources possibles d’énergie est elle-même contestable, et mériterait d’être fortement nuancée. Il existe en effet plusieurs exemples d’abandons de certaines sources énergétiques au profit d’autres, inventées ou perfectionnées au fil du temps.
Prenons le cas de la force hydraulique : dans l’économie préindustrielle, presque toutes les rivières faisaient tourner d’innombrables moulins — à céréales, mais aussi pour fouler, marteler ou forger. Aujourd’hui, l'usage direct de la force de l’eau a quasiment disparu et elle est mise à contribution pour produire de l’électricité. Il en va de même pour les moulins à vent, autrefois omniprésents dans les régions venteuses : ils sont aujourd’hui pratiquement tous désactivés. Certes, la force du vent continue d’être exploitée, mais là encore, elle l’est de manière indirecte — pour produire de l’électricité —, si l’on met de côté la pratique sportive de la voile.
Quant au bois énergie, il a bel et bien été supplanté par le charbon, puis par le pétrole, et ce n’est que récemment qu’il a retrouvé une place — encore modeste — dans notre mix énergétique. D’ailleurs, après des siècles de surexploitation, nos forêts étaient en piteux état au moment de l’arrivée du charbon : à cause du pacage séculaire du bétail ou des coupes de bois intensives destinées à la construction, elles s’étaient fortement dégradées.
Depuis l’émergence des énergies fossiles — et la régression des surfaces agricoles liée à l’exode rural —, la forêt française a ainsi doublé de superficie. Certes, une partie de cette extension est due aux plantations destinées à l’industrie de la cellulose, comme la monoculture de pins dans les anciens marécages des Landes. Bref, l’histoire semble moins linéaire que ne le suggère Jean-Baptiste Fressoz.
Les partisans du nucléaire avaient bel et bien une perspective de substitution : en l’occurrence remplacer le fossile par l’atome.
Le passé ne doit pas guider l’avenir
Mais là n’est pas l’essentiel. Car il y a une autre lecture des thèses de l’historien français : pourquoi n’y aurait-il pas eu, jusqu’à récemment, de discrimination volontariste entre les différentes formes d’énergie ? Jusqu’à il y a un demi-siècle, personne ou presque ne trouvait quelque chose à redire à la prédominance du fossile et du fissile, perçus comme des sources fiables, pratiques, modernes et efficaces.
Ce sont les interrogations géopolitiques et les préoccupations liées à la durabilité qui ont conduit à envisager un tri entre les énergies. Dès lors, la politique énergétique émerge comme une politique publique centrale, qui doit intégrer l’ensemble des risques : autant ceux pesant sur les équilibres écologiques que ceux menaçant la sécurité d’approvisionnement — et cela dans une perspective de long terme.
D’ailleurs, les partisans du nucléaire avaient bel et bien une perspective de substitution : en l’occurrence remplacer le fossile par l’atome, comme Jean-Baptiste Fressoz le rappelle lui-même dans l’interview. Ce fut là une première tentative de favoriser certains modes de production d’énergie au détriment d’autres, invalidant la théorie de l’empilement. Sauf que, compte tenu du nombre de réacteurs qui seraient nécessaires pour remplacer le fossile, les risques liés à une telle prolifération nucléaire étaient inacceptables. Il fallait donc trouver une autre voie : sortir du fossile sans basculer dans le tout fissile.
Si, dans le passé, l’humanité n’a pas ressenti le besoin de faire des discriminations entre les différentes sources d’énergie, il est aujourd’hui indispensable de le faire.
Sortir du fossile est indispensable
Depuis une trentaine d’années, il est devenu clair que les énergies dominantes dans le monde — essentiellement les différentes formes d’énergies fossiles, ainsi que, bien plus marginalement, le nucléaire — présentent trois inconvénients majeurs : elles sont les plus toxiques pour les équilibres écologiques ; elles ne sont pas renouvelables ; elles génèrent de fortes dépendances territoriales.
C’est ce triple déficit qui a généré l’idée de transition énergétique, laquelle implique la nécessité de faire des choix. En l’occurrence de prioriser les économies d’énergie — par deux voies complémentaires : l’optimisation technique et la sobriété des usages — et de mobiliser les sources renouvelables, disponibles localement et se complétant entre elles : le bois, la biomasse, l’eau, la chaleur du sous-sol et de l’environnement, le soleil, le vent…
C’est bien cette « trilogie gagnante » qui nous permet, techniquement, d’éviter de continuer à projeter dans l’atmosphère les réserves encore existantes de carbone, sous ses formes solides, liquides et gazeuses.
Dès lors, ce qu’il faut retenir du message de Jean-Baptiste Fressoz concernant la notion de transition n’est pas qu’elle « a contribué à légitimer une procrastination collective face à la crise climatique », mais plutôt que « l’histoire est incapable de nous aider sur ces questions » et que, s’agissant d’inventer l’avenir, « ce futur n’a, en réalité, aucun passé ». La véritable tâche consiste à faire en sorte que ce passé n’ait pas de futur… La question n’est ainsi plus seulement technique, mais relève de l’imaginaire et de la volonté.
Car si, dans le passé, l’humanité n’a pas ressenti le besoin de faire des discriminations entre les différentes sources d’énergie, il est aujourd’hui indispensable de le faire : les recettes et pratiques d’hier ne sauraient garantir notre avenir. Que cela soit facile à faire est une autre histoire... mais nous n’avons guère le choix.
Ainsi, au lieu de nous inciter au fatalisme ou de justifier nos hésitations, les analyses de l’historien français devraient nous pousser à promouvoir les réorientations dont notre époque a cruellement besoin. Leur ambiguïté les expose toutefois à être instrumentalisées par des forces déterminées à nous maintenir dans la dépendance du fossile ... à laquelle on ajouterait celle du fissile.