Du 9 au 12 décembre, Building Bridges accueillera des participants venus de plus de cent pays. Entretien avec Patrick Odier, le président de la manifestation genevoise.
Alors qu'en Europe les esprits changent et que l'idée d'une TVA différenciée selon des critères environnementaux circule dans les hémicycles, Adèle Thorens Goumaz se demande si la Suisse ne devrait pas suivre le mouvement.
« Il ne faut pas que le réseau devienne le parent pauvre du système »
Problèmes de régulation, production solaire massive et imprévisible en été, enjeu du prix moyen, adaptation constante du réseau... les défis sont nombreux pour Romande Energie. Entretien avec Christian Petit, son directeur général depuis 2019.
Début septembre, Romande Energie présentait des chiffres en fort recul pour le premier semestre 2024. Alors que son résultat opérationnel (Ebit) a chuté de 72% sur un an à 20 millions de francs, son bénéfice net a quasiment été divisé par deux à 66,4 millions. Quant au chiffre d'affaires, il s'est contracté de 13% à 425,5 millions. Même si la comparaison avec les résultats exceptionnellement hauts atteints en 2023 est disproportionnée, cette baisse interpelle forcément.
Soucis de régulation, offre excédentaire d'énergie solaire, enjeu du prix moyen ou encore pressions politiques pour baisser le taux du WACC... Les défis s'accumulent pour Romande Energie. Ils représentent une excellente opportunité pour faire le point avec Christian Petit, directeur général du groupe depuis 2019.
Le Délégué à la surveillance des Prix critique vertement les gestionnaires de réseau, les accusant de prélever indûment 400 millions de francs. Votre réaction ?
Ce n’est pas la première fois que nous sommes dans le viseur de M. Prix, Stefan Meierhans. Il milite depuis des années pour une révision de la formule de calcul du WACC (Weighted Average Cost of Capital ou coût moyen du capital en français). Il sait d’ailleurs se faire entendre : une consultation est en cours à Berne pour réclamer la révision de cette formule particulièrement complexe puisqu’elle nécessite de prévoir une rémunération pour le capital et une pour la dette. En général, lorsqu’on investit, on fait appel aux deux.
Cela nous amène au taux actuel du WACC qui se situe autour de 4 % (avec quelques variations selon les périodes) ; ce taux est publié chaque année, au 31 mars, par le DETEC (Département fédéral de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication) pour l’année suivante.
Ce que nous et l’ensemble de la branche disons, c’est que si effectivement nous sommes dans une activité de monopole avec des risques relativement faibles en Suisse sur le plan des réseaux, la recherche de financement pour cette activité se déroule, elle, sur le marché des capitaux qui est un marché complètement ouvert à la concurrence d’investissements. Pour lever des fonds, nous devons nous financer en créant de la dette. Si les investissements dans le réseau ne sont pas rémunérés à un taux nous permettant de faire face à nos obligations, nous ne trouverons plus les capitaux pour financer le développement et l’entretien du réseau.
Un changement de cette formule pourrait donc nous contraindre à investir différemment. Car nous n’investissons pas seulement dans le réseau électrique, mais aussi dans des capacités de production. Dans l’hypothèse où les rendements dans les ouvrages de production deviendraient durablement plus rentables que ceux dans les réseaux, nous pourrions être enclins à privilégier ces placements avec le risque de sous-investir dans les réseaux. Un arbitrage dangereux pour la sécurité de la Suisse.
Il est donc important de rémunérer correctement l’investissement dans les infrastructures réseaux. Nous lançons un signal d’alarme : ne faisons pas un pari sur le court terme pour simplement soulager un peu la facture de nos clients en réduisant des investissements fondamentaux pour l’avenir !
Quelle est la bonne hauteur du taux du WACC selon vous ?
C’est discutable, car il doit évoluer en fonction des prix sur les marchés. Il est toutefois fondamental qu’il se maintienne à un taux permettant de préserver l’attractivité des investissements dans le réseau. Car nous sommes dans un moment charnière où toutes les statistiques convergent vers les mêmes conclusions : il va falloir augmenter les investissements pour développer et adapter le réseau électrique suisse.
À cause de l’arrivée massive de l’énergie solaire, nous sommes en train de mettre le réseau cul par-dessus tête. Cette réalité nécessite de s'adapter à une logique différente de celle établie au moment de sa création (haute tension, moyenne tension, basse tension avec des câbles de plus en plus fins jusqu’au domicile de la personne).
Aujourd’hui, les consommateurs sont en train de devenir des producteurs, nous obligeant à absorber des quantités phénoménales d’électrons remontant dans les réseaux. On doit donc les renforcer, tout en déployant des compteurs intelligents comme le prévoit la Loi. Toutes nos études montrent que nos dépenses liées au réseau augmenteront. Il serait donc inconscient de réduire la rémunération d'entreprises qui doivent s’endetter toujours plus.
« Nous sommes dans un moment charnière où il va falloir augmenter les investissements pour développer et adapter le réseau électrique suisse. »
De quel montant parle-t-on ?
Chez Romande Energie, nous investissons plus de 200 millions de francs dans la transition énergétique dont 70 à 80 millions partent dans le réseau chaque année. Vu notre cash-flow financier, il nous est impossible de dégager de tels montants sans passer par de l’endettement. En 2022, Romande Energie a émis un premier green bond de 150 millions. Et nous venons de finaliser un second emprunt de 150 millions. Ce sont des montants nécessaires à la transition énergétique, des montants qu’il nous faudra rembourser.
Christian Petit en bref
Économiste de formation, Christian Petit a passé la première partie de sa carrière dans un tout autre secteur. En 2000, il se voit offrir l'opportunité de rejoindre la Direction générale de Swisscom. Après avoir dirigé la division Clientèle Privée, il est nommé CEO de Swisscom Enterprise Customers.
Durant cette période, le géant suisse des télécoms opère une mue en profondeur en créant un service client multicanal à la pointe du marché, en menant des fusions majeures et en s'établissant en tant que société experte en expérience client.
Puis sa carrière prend un autre chemin lorsque Romande Energie se met en quête d'un nouveau CEO. En 2019, il est nommé par le conseil d'administration pour succéder à Pierre-Alain Urech, alors sur le point de prendre sa retraite.
Depuis son arrivée, Christian Petit s'est donné pour mission de positionner Romande Energie comme l'un des principaux acteurs de la décarbonation en Suisse romande. Une vraie quête de sens pour cet homme qui expliquait dans les pages du Temps que « le capitalisme est en crise, que le changement climatique et la quête de sens au travail nous obligent à trouver un nouvel équilibre ».
Des investissements nécessaires qui auront une répercussion sur la facture d’électricité des consommateurs ?
Je me dois de nuancer un peu ma réponse en rappelant que la facture d’électricité est composée de trois éléments. Cela commence par les taxes communales, cantonales et fédérales, taxes qui ne sont naturellement pas de notre ressort.
Leurs évolutions sont par ailleurs incertaines vu les projets d’économie souhaités par Berne, et cela dans une période où il faudra financer des programmes climatiques. Si les budgets fédéraux et cantonaux devaient être revus à la baisse, il faudra redouter une hausse de ces taxes pour garder les niveaux de subventions actuels.
Sur la deuxième partie, celle de l’énergie, les prix sont plutôt à la baisse. Cette évolution nous a d’ailleurs permis de compenser l’augmentation de la part du timbre d'acheminement.
Reste le troisième élément : les coûts du réseau (le timbre). Ils augmentent et vont continuer à augmenter. Et, comme nous ne sommes pas les seuls à investir, logiquement les coûts du timbre devraient augmenter chez tous les GRD (gestionnaires de réseaux).
Précision importante : il faut faire une distinction entre les GRD. J’aime m’inspirer d’une fable de La Fontaine pour expliquer que notre secteur est divisé entre les GRD des villes et ceux des champs. Prenez le cas de Romande Energie, en comparaison aux services industriels de grandes villes, nos zones de desserte comportent un nombre bien plus important d’installations solaires pour une densité plus faible et plus de km de réseau. Ils nécessitent donc des investissements plus importants.
Et qu’en sera-t-il de la facture pour les citoyens ?
La partie de la facture dédiée au paiement du réseau va augmenter. C’est le prix à payer pour notre passage à une énergie décarbonée et décentralisée. Maintenant, il ne faudrait pas que les Suisses se contentent de crier au ciel « Mon Dieu, ma facture d’électricité augmente encore », car ils doivent avoir conscience qu’en se dégageant progressivement des dépenses liées aux énergies fossiles importées (essence, fuel, mazout, etc.), le coût réel et global de leur facture énergétique va baisser.
« Nous sommes en train d'investir pour notre indépendance énergétique ; cette transition se verra dans la facture d’électricité. »
À terme, les 8 milliards dépensés par la Suisse chaque année pour acheter du gaz, de l’essence et autres énergies fossiles à des pays par ailleurs « compliqués » et parfois peu fiables, ne seront plus que de l’histoire ancienne. Nous sommes en train d'investir pour notre indépendance énergétique ; cette transition se verra dans la facture d’électricité.
En Suisse, les privés et entreprises sont fortement encouragés à investir dans la production d’énergie solaire renouvelable mais les discours laissent entendre que les tarifs de rachat sont trop élevés. Comment gérer cette probable déception de nos concitoyens ?
Pour être parfaitement transparent, je redoute une situation difficile à gérer dans les années à venir. En tout cas, je tente depuis des mois d’alerter sur cette baisse des prix de reprise à venir. La vérité est qu’ils doivent baisser. Il faut que les propriétaires suisses de panneaux photovoltaïques soient conscients qu’il n’est pas possible de proposer durablement un système qui déconnecte complètement le producteur du marché dans lequel il évolue.
Or, même pour les particuliers, lorsqu’ils se mettent à produire de l’énergie, ils endossent la casquette de producteur et entrent donc sur un marché influencé par les prix au jour le jour.
Le problème est qu’en offrant des prix de reprise garantis année après année, on isole artificiellement les petits producteurs des réalités du marché. Ce système de tarifs n’est pas tenable. Avec l’obligation actuelle de reprise imposée aux GRD, on nous force indirectement à subventionner la transition énergétique. Si les cantons et la Confédération veulent augmenter les subventions, libre à eux de le faire, mais ce n’est pas à nous, les entreprises électriques, de le financer et d'absorber les pertes sur les prix de reprise.
Elle devrait améliorer la situation. Elle postule un changement de méthode consistant à rémunérer les propriétaires de cellules solaires selon un prix trimestriel communiqué par l'Office fédéral de l’énergie (OFEN), assorti d’un prix minimum garanti. Il sera basé sur l’observation moyenne des prix spot sur les marchés au cours des trois derniers mois écoulés. Cette méthode devrait logiquement amener à des trimestres légèrement mieux rémunérés en hiver qu’en été.
On parle actuellement d’un prix minimum d’environ 5 centimes, pouvant être un peu plus élevé en hiver. Mais nous sommes actuellement dans l’attente de la publication des ordonnances sur ces prix. Cela prend du temps car il subsiste des avis divergents entre les installateurs et les clients qui veulent maintenir des prix élevés et les repreneurs comme Romande Energie qui souhaitent des prix plus proches des marchés pour éviter de générer trop de pertes.
Avec environ 5 centimes garantis, si l’offre n’est pas extraordinaire, elle n’est pas si mal. La méthode représente surtout une grosse protection pour les repreneurs qui doivent actuellement acheter les électrons excédentaires à des prix élevés et qui sont contraints de les revendre à des prix parfois négatifs pouvant aller jusqu’à - 20 centimes/kWh. Il arrive actuellement que l’on doive acheter du solaire à 17 centimes puis en payer 20 pour nous en débarrasser. Le calcul est simple, on arrive à 37 centimes de pertes totales par kWh. Résultat : la formule actuelle nous fait perdre des millions de francs.
Si la nouvelle Loi nous couvrira contre des déficits d’une telle ampleur, elle ne suffira pas à nous permettre de revenir dans les chiffres verts. Et nous allons donc continuer de subventionner cette transition, ce qui reste problématique. Notre inquiétude se porte sur les années à venir où le solaire va continuer d’exploser en volume. Actuellement nous sommes à 6 TWh alors que l’objectif de la Suisse est d’atteindre 35 TWh. Nos pertes vont donc continuer de se creuser. Sur le long terme, le système n’est pas viable.
« Il arrive actuellement que l’on doive acheter du solaire à 17 centimes puis en payer 20 pour nous en débarrasser. Le calcul est simple, on arrive à 37 centimes de pertes totales par kWh. »
La Suisse devra investir davantage dans le stockage d’énergie, pas simplement dans l’hydraulique mais aussi dans des combustibles synthétiques. Le cadre régulatoire est-il adéquat?
Nos résultats financiers en 2024 montrent que nous souffrons énormément d’une régulation qui n’est pas adaptée. Prenez la règle sur le prix moyen. Responsable d’un mélange des portefeuilles, elle nous a coûté chaque année des millions en nous sortant du marché libre et nous a fait perdre beaucoup de clients. Cette règle du prix moyen que je n’hésite pas à qualifier d’inique a créé des distorsions de concurrence. Heureusement, elle va disparaître avec la nouvelle Loi sur l’électricité qui devrait améliorer la situation pour Romande Energie.
À l’avenir, nous allons de nouveau pouvoir faire une stricte séparation des portefeuilles, ce qui nous permettra de gérer un approvisionnement de nos clients captifs sur plusieurs années et en parallèle d’offrir la meilleure réactivité possible à nos clients sur le marché libre.
La situation s’améliore donc…
Notre combat est loin d’être fini. Un autre problème majeur se dessine pour la branche : l’explosion des quantités et des prix de l’énergie d’ajustement. Même avec les meilleures prévisions météorologiques, il est de plus en plus difficile de prévoir précisément la quantité d’énergie en provenance du solaire. Résultat, on se retrouve avec la nécessité d’acheter ou de vendre de l’énergie dite d’ajustement et cela à des prix exorbitants facturés par Swissgrid.
Pour vous donner un ordre de grandeur, en 2024, nous avons atteint les 15000 francs le MW, ce qui représente un prix 15 fois plus élevé que celui atteint durant le pic de la crise énergétique liée à l’invasion russe de l’Ukraine. Or selon la régulation actuelle, ces achats d’énergie d’ajustement seront répercutés dans les tarifs énergétiques futurs aux clients captifs, tandis que les reventes d’énergie d’ajustement, qui se font quasiment tout le temps à perte, viennent en déduction de notre marge. Les reventes d’énergie qui nous sont indispensables pour équilibrer nos besoins font pourtant partie de nos opérations courantes de couverture.
En clair, la régulation actuelle nous amène à faire des pertes structurelles sur une activité monopolistique. C’est inacceptable. Quand une entreprise exécute une tâche de service public en situation de monopole, son bénéfice doit être raisonnable et être contrôlé par une autorité externe. Mais cela ne peut pas devenir une perte.
Nous attendons donc impatiemment les ordonnances pour savoir si nos demandes seront prises en compte et si la Loi stipulera enfin noir sur blanc que l’ensemble des coûts d’achat et de revente seront imputables aux tarifs régulés.
Vous pourriez augmenter vos capacités de stockage ?
Sur la question du stockage, telles que les batteries de réseau pouvant nous éviter les surcoûts générés par les prix d’ajustement et offrir plus de flexibilité, l'ElCom (autorité fédérale indépendante de régulation dans le domaine de l'électricité) nous met ici aussi des bâtons dans les roues. Le régulateur refuse que les dépenses nécessaires pour installer ces batteries soient répercutées sur le prix du timbre.
Son argumentation est que les batteries seraient utilisées à des fins commerciales pour générer des revenus sur le marché. Un GRD n’est donc pas incité à investir dans des batteries. Romande Energie ne peut le faire qu’avec sa casquette de producteur et d’investisseur privé en acceptant les risques financiers liés aux fortes variations de prix de l’énergie sur le marché.
Nous sommes donc dans une situation où l’adaptation de la régulation s’améliore mais reste encore inadaptée à la transition en cours.
J’ai une grande confiance dans l’expertise technique de Mario Paolone, largement supérieure à la mienne. Mon interrogation est de savoir si dans ce genre d’analyse et de vision, l’ensemble des coûts totaux liés à l’énergie est vraiment pris en compte. Aujourd’hui, on sait que les énergies vertes sont devenues les moins chères. Sauf qu’on oublie d’y ajouter les coûts liés aux éléments d’équilibrage, de stockage ainsi que les coûts d’adaptation des réseaux électriques.
Je considère que le réseau est un élément de mutualisation. En tant que tel, il permet de mutualiser les coûts. Des études ont montré que si toutes les maisons devenaient autarciques sur le plan de l’énergie, cette solution serait largement plus onéreuse pour la Suisse que d’avoir un réseau répartissant les électrons en fonction des besoins. Le réseau est un vecteur de réduction du coût par rapport à un système autarcique.
Un parc hydraulique similaire au barrage de L'Hongrin équivaut à la puissance d’un million de batteries Tesla. Il faudrait faire un calcul précis, mais il est fort probable que son empreinte écologique soit bien moindre que toutes ces batteries.
« Des études ont montré que si toutes les maisons devenaient autarciques sur le plan de l’énergie, cette solution serait largement plus onéreuse pour la Suisse que d’avoir un réseau répartissant les électrons en fonction des besoins. »
Vos efforts pour former des jeunes ou reconvertir des professionnels dans la pose de panneaux solaires ou de pompes à chaleur portent-ils leurs fruits ?
Quandune entreprise prend à cœur et avec sérieux la question climatique, elle développe une forte marque employeur et reste très attractive sur le marché de l’emploi. Pour la nouvelle génération, les critères de sens et d’impact sont devenus la clé de son engagement. Cela dit, vu les objectifs visés par la Suisse dans sa stratégie climatique, nous allons manquer de main-d'œuvre.
Dans un avenir proche, il faudrait que le monde politique s’intéresse à une thématique actuellement perdue dans un angle mort : celle de la reconversion professionnelle. Il faudra mettre en place des programmes d’aide à cette reconversion pour permettre à des personnes travaillant dans des industries déclinantes de se réorienter sur nos filières avec une garantie de revenu pendant la formation.
Quid des retraités et de l’apprentissage, la Suisse doit-elle agir sur ces deux pistes potentielles de main-d’œuvre ?
Ce sont deux pistes pour le recrutement. Reste que nous sommes dans un pays qui a du mal à maintenir des contingents suffisants dans la formation professionnelle. Les parents préfèrent orienter leurs enfants vers des professions plus intellectuelles. Sans une revalorisation de l’apprentissage et des métiers de terrain, la Suisse se dirige structurellement vers une période difficile pour maintenir ses ambitions dans la transition énergétique.
Nous allons clairement manquer de cols bleus qui aspirent à partir avant l’âge officiel de la retraite. Mais il existe des retraités qui ne souhaitent pas couper du jour au lendemain avec la vie active. Là aussi, il y a un gisement de main-d’œuvre, de savoir-faire et de transmission avec les nouvelles générations à aller chercher.
Peut-on imaginer un processus de concentration des réseaux de distributions en Suisse romande, par exemple un rapprochement entre Groupe E et vous ?
L’histoire a un poids énorme dans votre question. Il faut rappeler que le système énergétique s’est forgé localement par des communes qui ont investi dans une première turbine, puis un réseau, etc. Ce passé conserve tout son poids de nos jours. Comme pour l’eau, l’énergie est considérée comme une activité de service public. Les communes restent attachées à cette proximité (et c’est ce qui explique le nombre important de GRD en Suisse, plus de 630).
Il n’en demeure pas moins que les changements qui s’annoncent sont considérables. Pensez à la digitalisation des réseaux ; elle exige des compétences totalement nouvelles et complexes à implémenter pour un petit opérateur comptant 2 ou 3 employés. La taille critique de certains acteurs va se poser. On observe par ailleurs déjà des mouvements réussis de regroupement de petits GRD souhaitant mutualiser leurs coûts et la création de nouvelles prestations.
De nos jours, il arrive également que de grands acteurs comme Romande Energie se montrent ouverts à établir des collaborations avec d’autres groupes de taille plus modeste. Dans le domaine de la géothermie, par exemple, nous collaborons avec la société EnergéÔ, avec la SEFA (Aubonne), les SI Nyon et la SEIC (Gland).
Si on peut s’attendre à quelques mouvements marginaux, je ne m’attends par contre pas à voir deux acteurs majeurs du pays fusionner.
Concernant l’éolien, quel premier bilan tirez-vous de l’exploitation de vos premières installations ?
D’un point de vue technique, il est plutôt bon notamment durant la saison hivernale. Notre expérience de l’éolien en France nous a permis de démarrer nos activités en Suisse sereinement. L’avantage du parc de Sainte-Croix est surtout qu’il permet de réduire toutes les fausses idées circulant sur cette source d’énergie. Fini les images de synthèse, les visiteurs peuvent désormais se rendre compte de ce qu’est une éolienne et se faire une idée concrète sur l’objet en venant visiter le parc, en particulier sur des questions très sensibles comme le bruit.
La Suisse aura besoin d’une quantité minimale d’éoliennes. La cinquantaine que compte actuellement le pays est un nombre insuffisant. Il en faudra quelques centaines, maximum mille, pour produire les 4 à 5 TWh recherchés principalement durant l’hiver.
En comparaison avec d’autres pays comme l’Allemagne (38 000 rotors) ou l’Autriche (1 500 rotors), la Suisse est clairement en retard dans le déploiement de cette source d’énergie. Je trouve que la branche électrique en Suisse est raisonnable dans ses ambitions autour de l’éolien. Ma seule certitude est qu’une stratégie orientée uniquement sur le solaire serait dangereuse pour remplacer le nucléaire à cause de son profil beaucoup trop estival et diurne. Il nous faudra trouver un bon mix d’hydraulique, de solaire et donc d’éolien.
« La Suisse aura besoin d’une quantité minimale d’éoliennes. La cinquantaine que compte actuellement le pays est un nombre insuffisant. »
Ces discussions ne me surprennent pas. C’était sûr que ce type de débat allait revenir en Suisse, comme c’est aussi le cas dans d’autres pays européens. Alors, faut-il relancer le nucléaire ?
Depuis la décision prise par le peuple en 2017 de tourner la page du nucléaire, il faut être conscient que toute la filière suisse s’est démantelée. Certes, nous avons des réacteurs en fonctionnement, mais sur le plan de la recherche ou de la formation, tout est à l'arrêt. La seule prolongation de vie de nos centrales actuelles représente déjà un challenge colossal, vu l’état de la filière nucléaire suisse.
Le nucléaire ne représente en tout cas pas la solution miracle pouvant nous permettre de sauver le système énergétique de la Suisse. Il arrivera trop tard pour le jalon 2050.
Vous investissez également à l’étranger. Quel est le but et quelles leçons en tirez-vous ? Est-ce plus rentable qu’en Suisse ?
Si nous sommes partis investir à l’étranger, c’est parce que les dossiers d’investissement étaient bloqués en Suisse. Disposant de disponibilités capitalistiques, il nous fallait bien les investir quelque part.
Avec notre filiale Romande Energie France ou par l’entremise indirecte d’EOS, nous avons contribué à soutenir la transition énergétique européenne. En obtenant des prix de reprise garantis durant les premières années de durée de vie d’un parc, nos investissements européens nous permettent effectivement de dégager une rentabilité intéressante.
Pour la seconde moitié de vie de nos installations, vu que les prix ne seront plus garantis, il nous faudra adapter le modèle d’affaires pour maintenir l’attractivité de ces investissements en signant, par exemple, des PPA (Power Purchase Agreement ou contrat d'achat d'électricité) avec des industriels.
L’avantage de notre ouverture à l’Europe est qu’elle représente une assurance financière nous permettant d’avoir un profil de producteur et pas seulement de distributeur. Entre nos gains dans la production et nos pertes actuelles dans la distribution évoquées plus haut, il nous faut les deux pour maintenir un juste équilibre financier de nos activités.
Maintenant, si les conditions-cadres pour investir en Suisse deviennent plus favorables, avec, par exemple, une réduction des délais de construction et d’opposition, nous serions enclins à y faire la quasi-totalité de nos investissements. Nous préférerions investir en Suisse, mais avec des délais pouvant être 2 à 3 fois plus longs chez nous que chez nos voisins, la situation actuelle n’est pas tenable.
Romande Energie a-t-elle une stratégie pour l’hydrogène ? Un rapprochement avec les gaziers ne serait-il pas souhaitable même s’ils sont des concurrents ?
Nous pensons que ce vecteur d’énergie aura un rôle à jouer dans le futur. Pour autant que les problématiques de stockage soient résolues, il représente un bon système d’équilibrage entre la production et la consommation. Nous attendons la stratégie de l’OFEN promise encore cette année, stratégie qui n’existe pas à ce stade, en comparaison avec nos voisins qui sont largement en avance sur la Suisse sur cette question.
L’hydrogène local aura sans doute une place durant les prochaines années. Nous allons commencer à produire nos premières molécules avec un partenaire industriel basé à Aigle et nous avons d’autres projets en cours. Mais l’hydrogène reste un pari très risqué faute de visibilité, mais aussi à cause de la demande. La Suisse n’étant pas associée pour le moment au réseau européen de transport d’hydrogène qui est actuellement en construction, nous pourrions avoir des difficultés à en importer suffisamment ce qui pourrait précariser l’évolution de ce vecteur énergétique.
Comment gère-t-on les tensions entre des actionnaires privés, qui souhaitent des dividendes, et des actionnaires publics (villes et cantons), dont le souci principal est la stabilité des tarifs d’électricité ?
C’est un jeu d’équilibre compliqué. Quand je vais à Zurich, voir nos actionnaires privés, ils estiment que je me soucie trop de thématiques publiques et lorsque je parle aux autorités communales et cantonales, elles considèrent que nous n’en faisons pas assez pour la communauté et le bien social. Nous marchons sur une ligne de crête certes, mais avec l’avantage qu’elle nous oblige à ne laisser aucune dimension de côté. Tous nos actes tiennent ainsi compte des trois piliers de la durabilité : l’économie, la société et l’environnement.
Prenez les parcs solaires alpins, malgré d’intéressantes subventions, Romande Energie a fait le choix de ne pas investir dans ces projets, considérant que cet investissement irait à l'encontre des piliers sociaux et environnementaux. Nous avons considéré que mettre des parcs dans des endroits vierges avec une empreinte au sol forte, malgré l’opportunité économique, n’était pas opportun. Il est fort probable que cette décision n’ait pas fait le bonheur de certains actionnaires privés à Zurich.
« Je ne crois pas qu’un modèle d’IA générative gratuite et illimitée soit tenable sur un plan écologique à long terme. »
Si vous aviez une seule recommandation à faire à Albert Rösti, quelle serait-elle ?
C’est un excellent ministre de l’Énergie, alors que lui recommander ? Je soulignerais une nouvelle fois l’importance de la centralité des réseaux électriques dans la transition énergétique. Il ne faut pas que le réseau devienne le parent pauvre du système.
Dans une précédente interview donnée à SwissPowerShift, vous mentionniez que, pour réussir la transition énergétique, la Suisse devrait finir par réduire sa consommation. Mais avec l’électrification de la mobilité ou le boom des IA, on s’attend plutôt à ce que les besoins augmentent…
En électricité, certes, mais pas en énergie. La Suisse consomme actuellement, grosso modo, 250 TWh d’énergie, dont 60 TWh pour son système électrique. D’ici 2050, on s’attend à descendre à 110 TWh d’énergie, dont 90 TWh pour l’électricité. Donc oui, notre consommation d’électricité augmentera, mais en parallèle, nous allons fortement réduire notre consommation totale d’énergie, qui est aujourd’hui encore largement fossile et importée. Prenez les pompes à chaleur : elles sont 3 à 4 fois plus efficaces qu’une chaudière à mazout. Il en va de même pour une voiture électrique : elle est 3 fois plus efficace qu’une voiture à essence.
Maintenant, il est juste de mentionner que les technologies évoluent. La démocratisation des IA génératives est une vraie source d’inquiétude vu les quantités d’énergie, mais aussi d’eau, qu’elles impliquent. Je ne crois pas qu’un modèle d’IA générative gratuite et illimitée soit tenable sur un plan écologique à long terme. Faut-il réduire nos accès à ce type de technologies ? C’est une question que notre société devra se poser dans un avenir proche.
Du 9 au 12 décembre, Building Bridges accueillera des participants venus de plus de cent pays. Entretien avec Patrick Odier, le président de la manifestation genevoise.
Coup de théâtre et signe des temps: la conférence internationale convoquée à Busan en Corée du Sud sur ce sujet s’est terminée au petit matin du 2 décembre 2024 sur un échec.