« Malgré le contexte, l’objectif suisse de neutralité carbone à l’horizon 2050 subsiste »

Dans un contexte suisse et international marqué par une actualité intense sur les enjeux énergétiques et climatiques, l’occasion est idéale pour un échange approfondi avec Benoît Revaz, directeur de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN). Entretien.

« Malgré le contexte, l’objectif suisse de neutralité carbone à l’horizon 2050 subsiste »
Benoît Revaz, Directeur de l'Office fédéral de l'énergie (OFEN). @AIEA

Ces derniers mois, l’actualité politique suisse a été particulièrement intense sur les questions d’énergie et de climat. Entre l’ouverture d’une consultation sur un contre-projet indirect à l’initiative populaire « stop au blackout », les avancées positives avec l’UE en vue d’un accord sur l’électricité et les réductions budgétaires envisagées par le Conseil fédéral, source de pression sur la recherche en Suisse, les enjeux sont nombreux. Nous en parlons avec Benoît Revaz, directeur de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN).

Avec l’initiative « stop au blackout » et désormais le contre-projet du Conseil fédéral, l’énergie nucléaire tente un retour par la petite porte. Comment percevez-vous cette évolution ?

À l’OFEN, notre rôle n’est pas de prendre parti, mais nous suivons naturellement de près l’évolution de ce dossier. En réaction à l'initiative populaire, le Conseil fédéral a premièrement jugé comme peu opportun de revoir les compétences et les responsabilités faute de temps et de valeurs ajoutées. Il a également rappelé que, à court et moyen terme, la priorité du pays restait la mise en œuvre des décisions prises dans la révision de la Loi sur l’énergie et de la Loi sur l’électricité: à savoir le développement des énergies renouvelables.

Pour le futur énergétique du pays, le Conseil fédéral estime toutefois nécessaire de laisser une porte ouverte aux différentes technologies, y compris le nucléaire, au regard des avancées significatives de ces dernières années dans ce domaine. Voilà où nous en sommes aujourd’hui.

Fin 2024, vous avez publié un rapport complet sur la filière nucléaire. Que dit-il ?

Ce document apporte un éclairage précieux sur l’énergie nucléaire en Suisse et dans le reste du monde. Rédigé par des experts et expertes du domaine nucléaire issus de l’Institut Paul Scherrer (PSI), de l’École polytechnique fédérale de Zurich et de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, il offre un panorama détaillé des dernières avancées technologiques – notamment la quatrième génération, la génération 3+ et les small modular reactors (SMRs).

Il dresse également un état des lieux complet de la filière, en couvrant l’ensemble de la chaîne de production ainsi que les dimensions économiques et politiques liées à cette source d’énergie. Ce rapport montre que beaucoup d’aspects évoluent au sein de cette industrie.

La Suisse a-t-elle pour autant les moyens et l’expertise nécessaires pour relancer sa filière nucléaire ?

On a tendance à l’oublier, vu notre ambition d’en sortir à moyen ou long terme, mais la Suisse reste un pays exploitant cette énergie, et nos centrales contribuent encore de manière substantielle à la sécurité d'approvisionnement du pays. Si le développement des énergies renouvelables demeure une priorité, le Conseil fédéral est conscient que, dans le cas d’une transition trop lente, il pourrait être amené à reconsidérer certaines solutions technologiques existantes. Son souhait est donc de ne plus exclure le nucléaire de cette équation.

Cette prudence se défend au regard de l’évolution des énergies renouvelables. La réalité est que seul le marché du photovoltaïque a pris son envol, toutes les autres énergies renouvelables restent de l’ordre du potentiel, avec un rythme de développement encore trop lent. C’est pourquoi le Parlement travaille actuellement à accélérer les procédures, afin de concrétiser les ambitions et les opportunités existantes dans l’éolien, l’hydraulique et les grands projets photovoltaïques. Pour en revenir au contre-projet, il ne représente qu’une option supplémentaire, à analyser pour l’avenir énergétique de la Suisse.

Si le développement des énergies renouvelables demeure une priorité, le Conseil fédéral est conscient que, dans le cas d’une transition trop lente, il pourrait être amené à reconsidérer certaines solutions technologiques existantes. Son souhait est donc de ne plus exclure le nucléaire de cette équation.

Parmi les nouvelles technologies nucléaires, laquelle serait la plus adaptée à la Suisse ?

Si l’on parle de réacteurs à eau pressurisée (Pressurized Reactors - PR), les problèmes de budget et de délais rencontrés à Olkiluoto ou Flamanville illustrent une réelle perte de compétence dans la gestion et le développement de grands projets nucléaires en Europe au cours des dernières décennies. Maintenant, la génération dite 3+ va bien au-delà des seuls EPR : plusieurs autres modèles sont en cours de déploiement. Seul le temps nous dira si ces projets sont viables en termes de gestion, de respect des délais et de maîtrise des coûts.

Quant aux small modular reactors (SMRs), souvent présentés comme une solution d’avenir, il existe actuellement une septantaine de concepts plus ou moins avancés sur le plan technologique. Si l’on observe une nette accélération dans leur développement, ces projets nécessiteront encore du temps avant d’aboutir à une phase commerciale. 

De manière similaire à ce qui s’est passé dans le secteur spatial, il n'est toutefois pas exclu d'assister à l’arrivée de nouveaux entrants, de l'émergence de nouvelles technologies, de nouvelles approches, voire de nouveaux combustibles. Ces évolutions pourraient modifier le paysage énergétique, à condition qu’elles soient validées et correctement réglementées.

La Suisse continue de soutenir les projets européens de recherche sur la fusion nucléaire… Peut-on encore réellement croire en cette technologie ?

Étant donné que ces recherches s’inscrivent dans une coalition internationale, le dossier relève de la compétence du Secrétariat d'État et non de l’OFEN. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que ces travaux conservent toute leur valeur.

Naturellement la Suisse ne peut pas intégrer la fusion dans sa planification énergétique à court ou moyen terme, en raison du manque de maturité de cette technologie. Pour autant, cela ne diminue en rien son intérêt. 

La poursuite des recherches sur la fusion nucléaire se justifie d’autant plus que les avancées attendues dépasseront le seul spectre de l'énergie nucléaire. De nombreuses découvertes pourraient émerger, notamment en matière de nouvelles applications ou de matériaux innovants.

Les bureaux de l'Office fédéral de l'énergie (OFEN) à Berne. @OFEN

Depuis la fin de l’année dernière, un autre sujet a fait la Une : l’accord sur l’électricité entre l’UE et la Suisse. Cet accord est-il aussi déterminant pour l’avenir énergétique de notre pays que le prétendent les fournisseurs d’énergie ?

La situation est assez simple à comprendre. La Suisse occupe une position centrale en Europe, au cœur du réseau de transport d'électricité le plus vaste et le plus complexe au monde. Mais alors qu’on en fait partie physiquement, nous ne partageons pas les mêmes règles de marché. Aujourd’hui, il y a donc un écart entre la réalité physique et celle régulatoire et d’accès au marché. Cette divergence souligne à elle seule l’importance d’un tel accord.

Cela étant, si cet accord peut permettre certaines adaptations sur le plan des sources de production d’énergie, évitons des raccourcis laissant par exemple entendre que la Suisse n’aurait plus besoin d’éolien. En effet, un accord avec l’UE ne nous exonérerait en rien de la nécessité de renforcer notre production indigène, d’améliorer notre efficacité énergétique et d’optimiser notre flexibilité ainsi que son utilisation sur le territoire national.

Cet accord ne représenterait-il pas une opportunité d’investir et de concentrer nos ressources sur les sources d’énergie les plus adaptées à un pays comme la Suisse ?

Compte tenu du portefeuille énergétique et de l’approche adoptée par la Suisse, la combinaison de l’hydraulique avec l’éolien et le photovoltaïque – nos principales sources d’électricité – continue à faire sens. Elle pourrait même être optimisée de manière encore plus efficace et rentable, tant sur le plan économique qu’énergétique, grâce à une gestion plus fine tenant compte des phénomènes météorologiques et de la disponibilité de l’énergie solaire et éolienne à l’échelle européenne. Cette optimisation est un travail entamé depuis plusieurs décennies et il n’y aura pas de retour en arrière.

Notre participation dans le réseau européen permettra pour la Suisse de participer à la création des infrastructures du futur, celles qui couvriront la seconde moitié du XXIe siècle.

Aujourd’hui, à l’OFEN, nous constatons que la majorité du débat sur l’électricité se focalise sur la manière dont elle est produite. Or, cet aspect n’est qu’un maillon de la chaîne de valeur. Pour garantir un système véritablement résilient, il est essentiel de considérer l’ensemble des composantes de cette chaîne : sécurité, approvisionnement, résilience du réseau, capacités de production, infrastructures de transport, échanges transfrontaliers, ainsi que stockage et flexibilité de la demande.

Notre participation dans le réseau européen permettra pour la Suisse de participer à la création des infrastructures du futur, celles qui couvriront la seconde moitié du XXIe siècle. À l’inverse, une approche autarcique, parfois évoquée, n’aurait pas de sens, ni sur le plan technique ni sur le plan économique.

Étant donné les oppositions incessantes à l’éolien, cette source d’énergie constitue-t-elle vraiment une option sérieuse pour l’avenir énergétique suisse ? Et faut-il revoir ou assouplir les possibilités de blocage de leur construction ?

Les éoliennes produisent près des deux tiers de leur électricité durant la saison hivernale, ce qui en fait un complément idéal à l’énergie photovoltaïque et à l’énergie hydraulique, dont la production maximale se situe en été. Pour cette raison, elle reste une piste très sérieuse pour l’avenir. 

Lors de la session d’été 2023, le Parlement a adopté la loi fédérale sur l’accélération des procédures d’autorisation pour les éoliennes. Grâce à la loi « Windexpress », contre laquelle aucun référendum n’a été déposé, certains parcs éoliens non contestés pourront être construits plus rapidement. Toutefois, les compétences des communes et des cantons concernés doivent être maintenues dans le processus d’autorisation.

Les procédures accélérées ne doivent être utilisées que si les communes ont déjà approuvé l'installation dans le cadre du plan d’affectation des sols. Cette mesure vise les projets éoliens d’intérêt national, jusqu’à ce qu’une capacité supplémentaire de 600 mégawatts soit installée.

Alors que les éoliennes font face à des oppositions en série, l’énergie solaire est en plein essor en Suisse. Que pensez-vous de la stratégie adoptée autour des parcs alpins ?

Le photovoltaïque est effectivement la seule source actuellement renouvelable dont les niveaux de puissance installée annuelle nous permettent d'envisager d'atteindre nos objectifs. L’an dernier, la Suisse a enregistré une capacité supplémentaire de 1,9 GW, avec près de 190 nouvelles installations mises en service chaque jour. Rapporté au nombre d’habitants, notre pays dépasse probablement la plupart des autres nations européennes. Aujourd’hui, la production totale excède 6 TWh, soit environ 10 % de la consommation électrique nationale.

Cependant, le marché reste principalement axé sur de petites installations, d’où l’idée de partir en quête du soleil des Alpes. Les premières expériences montrent toutefois – sans grande surprise – que les enjeux financiers ont été sous-estimés. Sur le plan technique, le constat est similaire : la réalité du terrain révèle une installation plus complexe que ne le laissaient présager les plans initiaux.

Fondamentalement, j’estime que la part du lion pour l’avenir de la production photovoltaïque repose majoritairement sur l’optimisation des infrastructures existantes, plutôt que sur le développement des parcs solaires alpins.

Le problème actuel, au sein du secteur de l’hydrogène, se situe au niveau des attentes à l’égard de la Confédération. Elles sont totalement disproportionnées.
Benoît Revaz, Directeur de l'Office fédéral de l'énergie (OFEN) depuis 2016. @OFEN

Parlons un peu d’hydrogène. En 2024, le rapport de l’OFEN sur cette ressource laisse entendre qu’elle représente un élément clé de la transition énergétique en Suisse. Pourtant, le marché reste totalement atone… Est-il judicieux d’investir dans une source d’énergie au futur aussi incertain ?

Le constat est clair : la Suisse aura besoin de molécules décarbonées à l’avenir. La question se situe au niveau de leur origine : seront-elles produites localement ou importées ? Dans notre rapport, nous indiquons clairement que, dans une première phase, la production se fera en Suisse pour alimenter un marché encore limité et modeste. Pour autant que ce marché prenne finalement son envol, nous devrons ensuite en importer. Ce déploiement en deux étapes nous semble être l’approche la plus réaliste pour gérer les risques financiers.

Le problème actuel, au sein du secteur de l’hydrogène, se situe au niveau des attentes à l’égard de la Confédération. Elles sont totalement disproportionnées. Certains estiment que le gouvernement devrait non seulement planifier l’ensemble des projets en cours, mais aussi en assurer le financement. Cette vision de marché n’est absolument pas durable.

On l’oublie visiblement souvent, mais nous vivons dans un pays où l’approvisionnement énergétique repose sur le principe de subsidiarité. Cela signifie que la Confédération fixe des conditions cadre. Les acteurs de la branche déploient ensuite leurs activités, permettant ainsi d'assurer l'approvisionnement, la fourniture, le stockage, l'importation, l'exportation, mais aussi d’investir et de prendre les risques financiers nécessaires.

Des risques financiers élevés, compte tenu des incertitudes qui pèsent sur l’avenir de l’hydrogène ?

Vous mettez en effet le doigt sur la deuxième grande difficulté de cette filière : son potentiel futur. Il n'y a actuellement aucun élément clair sur ses besoins à venir. Si on se tient aux résultats de nos sondages au sein du marché pour évaluer leurs besoins en hydrogène à l’horizon 2030, 2035, 2040 et 2050, nous aurions déjà posé le crayon.

Nous avons encore très peu de visibilité sur les stratégies de décarbonation de l’industrie et sur les besoins réels en hydrogène à l’avenir. Je ne suis pas en train d’affirmer que tous ces projets n'ont pas de valeur et ne doivent pas être faits. Au contraire, ils permettent d’engranger une expérience nécessaire pour atteindre notre objectif de neutralité carbone d’ici 2050. Mais ce sont aux acteurs privés de prouver leur compétitivité et de se rendre incontournables sur ce marché.

En cette période de resserrement budgétaire, une inquiétude croissante se fait sentir au sein des milieux académiques et des clusters de start-up. Les programmes de soutien de l’OFEN sont-ils menacés ?

Le projet mis en consultation par le Conseil fédéral en janvier prévoit, pour l’OFEN, une réduction linéaire des budgets alloués à la recherche et au développement, la suppression de l’enveloppe de 20 millions destinée aux projets pilotes et de démonstration, ainsi qu’une diminution de 20 millions du budget du programme Suisse Énergie.

Ces coupes auront des répercussions concrètes : elles nous contraignent notamment à suspendre le lancement de nouveaux projets pilotes et de démonstration, étant donné qu’il serait peu productif de démarrer de nouveaux projets qui devraient être stoppés d’ici quelques mois faute de financement.

Ce n’est pas l’injection de fonds publics qui ont fait le succès de la Suisse. Notre prospérité repose avant tout sur l’initiative, l’ingéniosité et l’esprit d’entreprise.

N’est-ce pas faire preuve d’un manque criant de vision que de réduire les budgets alloués à la recherche et au soutien des jeunes entreprises ?

Je ne pense pas que la question porte sur un manque de vision, mais bien d’une simple question de contraintes budgétaires. Face à ces contraintes, des décisions ont été prises, et notre rôle est de les appliquer.

Pour l’innovation suisse et le soutien à l’écosystème riche de la Suisse dans les cleantechs, il est important de signaler que tous les dispositifs de soutien et les moyens financiers disponibles n’ont pas disparu en Suisse. 

Si la suppression des 20 millions de francs utilisés dans les programmes pilotes et démonstration aura forcément un impact sur certaines filières ou certains projets, ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus ces jours. Mon inquiétude se porte justement sur cette nouvelle dépendance aux subventions publiques. Or ce n’est pas l’injection de fonds publics qui ont fait le succès de la Suisse. Notre prospérité repose avant tout sur l’initiative, l’ingéniosité et l’esprit d’entreprise.

Je ne prétends pas que la période à venir sera facile. Mais elle représente aussi une opportunité pour repenser nos modèles économiques et encourager de nouvelles approches entrepreneuriales.

Donald Trump et sa croisade contre les énergies vertes, la volonté d’atténuer le Green Deal en Europe, le retrait des banques de la Net Zero Alliance… Comment naviguer face à une telle levée de boucliers contre les engagements pris en 2015 à Paris ?

Je ne me laisse pas déstabiliser par les débats et remises en question actuels. Malgré le contexte, l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 est clairement établi et a été validé par les citoyennes et citoyens suisses. Le secteur industriel, lui aussi, s’engage dans cette voie en évaluant des solutions pour décarboner ses processus ou en mettant en place des mesures compensatoires.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, nous sommes conscients du prix que représente notre dépendance aux sources carbonées d’énergie et des chaînes d’approvisionnement qui en découlent. La décarbonation n’est donc pas seulement une nécessité climatique ; elle revêt également une dimension économique et géostratégique. Au regard des principaux pays producteurs de pétrole et de gaz, nous sommes face à des forces en présence non négligeables.

Prenons l’exemple de l’industrie fossile : elle fera tout pour continuer de puiser et vendre aussi longtemps que possible du pétrole. À l’inverse, des pays comme les Pays-Bas ou la Suède, malgré des défis encore plus complexes que les nôtres en matière de décarbonation en raison de la structure de leur tissu industriel, parviennent à fixer des objectifs ambitieux et à se donner les moyens de les atteindre, notamment en s’appuyant sur le nucléaire.

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