Malgré l'échec de l'initiative du 9 février, le débat n'est pas encore terminé

« Depuis le début de la décennie 1970, l’espèce humaine, de manière très inégale d’ailleurs, a commencé à consommer chaque année davantage de ressources qu’il n’en repousse (ou qu’on n’en recycle) », rappelle René Longet, auteur de « Planète Etat d'urgence : Les réponses de la durabilité ».

Malgré l'échec de l'initiative du 9 février, le débat n'est pas encore terminé
René Longet, auteur de « Planète Etat d'urgence : Les réponses de la durabilité ».

Il y a 53 ans, le Club de Rome, cercle de prospective fondé en 1968 par l’industriel humaniste Aurelio Peccei (1908-1984), publiait son célèbre rapport « Halte à la croissance ? ». Et même s’il avait bien placé un point d’interrogation après le titre de son rapport, diffusé à près de seize millions d’exemplaires et traduit dans une trentaine de langues, ce fut la première grande remise en cause du modèle des Trente Glorieuses.

Depuis, il aurait dû être clair que notre prospérité, notre économie, et toutes nos activités n’auraient d’avenir que dans la mesure où elles pourraient s’inscrire dans les capacités productives des systèmes naturels. C’est donc tout naturellement que la question a été posée au peuple suisse par voie d’initiative ce 9 février.

Le texte de l'initiative

« La nature et sa capacité de renouvellement constituent les limites posées à l’économie nationale. Les activités économiques ne peuvent utiliser des ressources et émettre des polluants que dans la mesure où les bases naturelles de la vie sont conservées. La Confédération et les cantons assurent le respect de ce principe en tenant compte en particulier de l’acceptabilité sociale, en Suisse et à l’étranger, des mesures qu’ils adoptent.

La Confédération et les cantons veillent à ce que, au plus tard 10 ans après l’acceptation de l’article par le peuple et les cantons, l’impact environnemental découlant de la consommation en Suisse ne dépasse plus les limites planétaires, rapportées à la population de la Suisse. La présente disposition s’applique notamment au changement climatique, à la perte de la diversité biologique, à la consommation d’eau, à l’utilisation du sol et aux apports d’azote et de phosphore. »

Des concepts de mesures novateurs

Le concept de limites planétaires a été imaginé dès 2009 par l’équipe de Johan Rockström, de l’Université de Stockholm. Au nombre de neuf, elles concernent le changement climatique, les atteintes à la biodiversité, la fragilisation des sols, les flux d’azote et de phosphore, l’usage des eaux douces, les substances écotoxiques, l’acidification des océans, l’affaiblissement de la couche d’ozone et la charge atmosphérique en aérosols. Les six premières sont désormais franchies, et la septième est en passe de l’être.

Il n’y a là rien d’autre que l’énumération de nos conditions d’existence sur Terre, mises régulièrement à jour. Une autre façon de mesurer si nous restons dans le cadre des possibilités physiques, chimiques et biologiques de notre planète est la notion d’empreinte écologique, développée depuis les années 1990 par le Bâlois établi en Californie, Mathis Wackernagel. Il s’agit du degré de dépassement de la capacité productive des territoires, dont les besoins sont alors comblés par d’autres régions du monde ou au détriment des générations futures.

Selon cet indice, depuis le début des années 1970 – au moment même où le Club de Rome publiait ses scénarios –, l’espèce humaine, de manière très inégale d’ailleurs, a commencé à consommer chaque année davantage de ressources qu’elle n’en régénère (ou qu’on n’en recycle).

L'évolution du cadre des limites planétaires. (Credit: Azote for Stockholm Resilience Centre, Stockholm University. Based on Richardson et al. 2023, Steffen et al. 2015, and Rockström et al. 2009)

Consensus scientifique

Jusque-là, ces situations n’ont jamais fait l’objet de controverses scientifiques et constituaient tout naturellement la base de la notion de développement durable, adoptée universellement en 1992 lors du Sommet de la Terre et définie en 1987 par la Commission des Nations Unies sur le développement et l’environnement :

« Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de besoins, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »

Les conventions sur la biodiversité, le climat et la désertification en sont directement issues.

En 2021, une experte néerlandaise en durabilité et en systémique, associée au Club de Rome, Gaya Herrington, a comparé divers scénarios d’évolution. Elle déclare : « La conclusion la plus vraisemblable que l'on puisse tirer de mes recherches est que l’humanité est sur la voie de se voir imposer des limites à sa croissance plutôt que de choisir consciemment ses propres limites », et elle situe le moment critique entre 2030 et 2040. Cinquante ans après son coup d’éclat, le Club de Rome relève désormais que « nous sommes en territoire inconnu ».

Une campagne peu concrète

Le vote du 9 février devait être l’occasion d’un vaste débat national sur la manière de mesurer l’adéquation de nos activités aux capacités des systèmes naturels. Il n’en a malheureusement rien été.

Pour les adversaires de l’initiative, son application relevait de l’utopie la plus totale, voire nous ferait revenir à l’époque de la bougie, voire même à l’Âge de Pierre, une crainte expressément invoquée par le conseiller national Markus Ritter, président de l’Union suisse des paysans (relatée dans l’hebdomadaire Agri du 18 octobre 2024).

Qui sait combien d’années nous pourrons encore procrastiner avant que l’accélération des phénomènes ne nous oblige à agir face à l’urgence climatique, au lieu de simplement en parler sans rien changer de substantiel ?

Quant à Stéphanie Ruegsegger, directrice politique générale de la FER, elle écrivait le 10 janvier dans L’AGEFI que les Suisses « verraient leur niveau de vie baisser de manière rapide et conséquente », à l’instar d’une quinzaine de pays ne dépassant pas les limites planétaires dont Haïti, l’Afghanistan ou Madagascar.

Enfin, La Liberté du 17 décembre 2024 citait le coprésident du comité pour le non, le conseiller national Nicolas Kolly, en ces termes : « Par le passé, nos sociétés ont déjà expérimenté les recettes de la gauche radicale en matière d’économie par des tentatives de mise en place du communisme, avec le succès que l’on sait ».

Qu'il s'agisse de représentants du monde économique ou de partis politiques, beaucoup se sont contentés de crier à la catastrophe et d'annoncer la fin de notre prospérité. À l’inverse, pour les partisans de l'initiative, c’est l’irrespect des limites imposées par la nature et l’exploitation excessive des ressources terrestres qui nous mène à la véritable catastrophe.

Cette confrontation, reflet typique de la polarisation actuelle, est restée sans véritable dépassement : écologie ou économie, il faudrait choisir… Pourtant, c’est bien à l’économie d’évoluer pour s’inscrire dans les réalités écologiques et une hiérarchie des besoins, ce qui constitue le socle de la notion de durabilité depuis le début.

Il a manifestement manqué un plan de mise en œuvre sur les dix ans de délai accordés par l’initiative. Il est clair qu’une telle mise en œuvre, pour s’harmoniser avec la nature, qui depuis la nuit des temps repose sur le recyclage – où rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme –, nécessite de faire appel à la sobriété dans les usages, aux énergies renouvelables, à l’économie circulaire et aux optimisations techniques. Une équation que l’EPFZ a calculée il y a bientôt 30 ans dans son scénario dit de la « Société à 2000 Watts », soit une division par trois de la consommation d’énergie et un approvisionnement fondé aux trois quarts sur les énergies renouvelables.

Depuis, à travers plusieurs lois sur l’énergie et le climat qu’il a adoptées, le peuple suisse a même validé l’option du tout électrique, tout renouvelable – certes à l’horizon 2050 et non 2035. Mais qui sait combien d’années nous pourrons encore procrastiner avant que l’accélération des phénomènes ne nous oblige à agir face à l’urgence climatique, au lieu de simplement en parler sans rien changer de substantiel ?

Resté sans législation d’application, l’article 73 de notre Constitution, intitulé « Développement durable », a largement été oublié. Mais si l’on se mettait à l’appliquer, le vote du 9 février n’aura pas eu lieu en vain !

L’exemple concret de l’automobile

Un simple exemple suffit pour comprendre ce qui pourrait être mis en place. Au lieu d’avoir, comme aujourd’hui, un parc automobile toujours plus lourd et plus large (entre 2012 et 2023, la largeur moyenne des voitures a augmenté de 16 cm et leur longueur de 6 cm), et que 50 % des immatriculations concernent des SUV émettant 15 % de CO₂ en plus, on pourrait…

  • Revisiter la mobilité et la place de la voiture,
  • Accroître le taux de remplissage des véhicules (la plupart du temps, ils ne transportent qu’une seule personne),
  • Réduire leur poids et leur puissance (afin de mieux les adapter aux limitations de vitesse en vigueur dans la plupart des pays),
  • Et ainsi diminuer drastiquement leur consommation énergétique.

Ce faisant, il serait largement possible de diviser l’empreinte écologique de l’automobile par ce fameux facteur 3. Et comme la durée moyenne de renouvellement du parc automobile est d’environ quinze ans, il serait tout à fait envisageable de respecter la dynamique temporelle souhaitée sans trop de difficultés.

Visiblement, nous n’y sommes pas encore prêts ; aux États-Unis comme en Europe, l’heure est au déni, peut-être aussi parce que l’on se confronte à des notions abstraites et schématiques au lieu de débattre de scénarios concrets, systémiques et positifs de changement.

Mais le débat n’est pas terminé, car il se trouve que notre Constitution contient déjà, depuis sa réécriture en 1999, un article 73 intitulé « Développement durable » : « La Confédération et les cantons œuvrent à l’établissement d’un équilibre durable entre la nature, en particulier sa capacité de renouvellement, et son utilisation par l’être humain. »

Resté sans législation d’application, cet article a été largement oublié. Mais si l’on se mettait à l’appliquer, le vote du 9 février n’aura pas eu lieu en vain !


« Planète état d’urgence, les réponses de la durabilité » - Presses universitaires et polytechniques romandes (PPUR), octobre 2024

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