Du 9 au 12 décembre, Building Bridges accueillera des participants venus de plus de cent pays. Entretien avec Patrick Odier, le président de la manifestation genevoise.
Alors qu'en Europe les esprits changent et que l'idée d'une TVA différenciée selon des critères environnementaux circule dans les hémicycles, Adèle Thorens Goumaz se demande si la Suisse ne devrait pas suivre le mouvement.
Pourquoi la sobriété est si importante pour le climat
« Dans un monde idéal, les personnes à hauts revenus, conscientes de leur responsabilité renoncent d'elles-mêmes aux activités hautement émettrices de gaz à effet de serre», explique Philippe Thalmann, professeur d'économie de l'environnement à l'EPFL.
D'après les données de la World Inequality Database datant de 2019, les 10 % de la population suisse aux revenus les plus élevés sont responsables de 29 % de l'empreinte carbone de notre pays. Ces personnes prennent souvent l'avion, habitent de grands logements, se déplacent beaucoup en voiture à grosse motorisation, etc. Il est donc important qu'elles aussi réduisent leurs émissions. Comment les y amener ?
La théorie économique basique recommande de les faire payer pour leurs émissions à travers des taxes d'orientation. Cependant, pour que ces personnes réagissent, il faudrait que ces taxes soient très élevées. Le problème, c'est qu'il est difficile de les cibler pour toucher seulement cette partie de la population. Si on ne le fait pas, elles vont fortement augmenter le coût de la vie de nombreuses personnes bien moins aisées. Dans certains domaines, comme les déplacements en jet privé, en première classe et en classe affaires, les voitures à partir d'une certaine cylindrée ou certains sports très exclusifs, le ciblage est possible. Il n'est en revanche pas possible de le faire pour de nombreux autres domaines, comme l'utilisation d'énergie fossile ou l'alimentation.
Au prorata de leur revenu, les ménages à revenu plus faible paient plus pour la taxe CO₂ existante que les ménages aisés. Si l'on mise quand même sur des taxes d'orientation non discriminantes, ce sont surtout les ménages moins aisés qui vont devoir réduire leurs émissions. Cela renforcerait une évolution observée dans les données : dans les années 1990, les 10 % de la population suisse aux revenus les plus élevés étaient responsables de quelque 22 % de l'empreinte carbone de notre pays (contre 29 % de nos jours).
L'impuissance des solutions actuelles
Notre politique climatique repose de moins en moins sur des taxes d'orientation et de plus en plus sur des subventions. Or, s'il est généralement délicat de subventionner le « pollueur » pour l'inciter à moins polluer, c'est encore plus le cas lorsque le pollueur est aisé. Je vois mal les contribuables accepter de subventionner des jets privés électriques.
S'il est généralement délicat de subventionner le « pollueur » pour l'inciter à moins polluer, c'est encore plus le cas lorsque le pollueur est aisé.
La troisième famille d'instruments de la politique climatique est celle des prescriptions : obligation de faire ceci, interdiction de faire cela, valeurs minimales ou maximales, etc. Les enjeux du ciblage sont les mêmes que pour les taxes d'orientation. On pourrait interdire ou limiter les vols en jets privés (par exemple, en limitant le nombre de créneaux horaires dans les aéroports pour ce genre de vols) ou les voitures émettant plus de x grammes de CO₂ par kilomètre. Pour les activités émettrices pratiquées également par les personnes à revenus plus faibles, le principe d'égalité de traitement et des considérations pratiques s'opposent à un ciblage des hauts revenus.
En somme, les instruments traditionnels ne peuvent être utilisés pour inciter les personnes à hauts revenus à réduire leur empreinte environnementale que pour les activités émettrices de gaz à effet de serre qui sont presque exclusivement pratiquées par ces personnes. Pour leurs autres activités polluantes, il est pratiquement impossible de les cibler.
Comment définir la sobriété
Il ne reste alors que la sobriété. Dans un monde idéal, les personnes à hauts revenus, conscientes de leur responsabilité envers les personnes qui peuvent moins bien se protéger des effets du changement climatique et envers les générations futures, renoncent d'elles-mêmes aux activités hautement émettrices de gaz à effet de serre.
Cela donne une définition précise de la sobriété dans le contexte environnemental : renoncer à une consommation pour réduire son empreinte environnementale. La personne qui renonce à manger de la viande parce qu'elle n'aime pas cela, parce qu'elle est allergique, parce qu'elle n'en a pas les moyens, parce que sa religion l'interdit ou parce qu'elle pense que c'est mauvais pour sa santé, ne le fait pas par sobriété. En revanche, celle qui n'a pas une de ces raisons de renoncer à la viande, mais qui le fait parce qu'elle connaît la lourde empreinte environnementale de la production de viande ou parce qu'elle se soucie du bien-être animal est sobre. Il y a forcément de l'altruisme dans la sobriété.
Prélever un péage urbain ou supprimer des places de stationnement relève d'une politique de sobriété. Pour moi, ce sont des mesures coercitives, alors que la sobriété repose sur le volontariat.
On trouve dans la littérature d'autres définitions de la sobriété environnementale. Souvent, elles mettent l'accent sur le résultat plutôt que sur les motivations. Ainsi, il est considéré comme sobre de se déplacer à vélo plutôt qu'en voiture, sans distinguer si on le fait parce qu'on n'a pas de permis de conduire, pas les moyens de posséder une voiture, pas d'endroit pour la garer ou par souci de moins polluer. Dès lors, prélever un péage urbain ou supprimer des places de stationnement relève d'une politique de sobriété. Pour moi, ce sont des mesures coercitives, alors que la sobriété repose sur le volontariat.
Un autre exemple classique de sobriété est un nombre relativement faible de mètres carrés par personne pour l'habitat. Une famille de quatre personnes occupant un logement de 60 m² est sobre selon cette définition. Selon moi, elle n'est sobre que si elle se contente d'un logement si petit pour des raisons altruistes, alors qu'elle préférerait et pourrait occuper un logement plus grand.
C'est ainsi que la sobriété est un levier distinct des autres leviers de la politique environnementale – les taxes, les subventions, les prescriptions – qui peuvent tous aussi amener les consommateurs à occuper moins de mètres carrés ou à se déplacer à vélo. Ces autres leviers devraient être utilisés pour amener les personnes aux revenus les plus élevés à réduire leurs consommations qui sont particulièrement dommageables pour l'environnement et qui leur sont pratiquement réservées (les biens et services de luxe). Pour leurs autres consommations, il n'y a pas tellement d'autres moyens que de les encourager à la sobriété.
Du 9 au 12 décembre, Building Bridges accueillera des participants venus de plus de cent pays. Entretien avec Patrick Odier, le président de la manifestation genevoise.
Alors qu'en Europe les esprits changent et que l'idée d'une TVA différenciée selon des critères environnementaux circule dans les hémicycles, Adèle Thorens Goumaz se demande si la Suisse ne devrait pas suivre le mouvement.